dimanche 19 avril 2015

jeudi 9 avril 2015

L’économie malade de ses modèles

Ce n'est pas moi qui le dit mais un cercle d'économiste que l'on aura du mal à qualifier d'alternatifs. Ils constatent, comme nous tous, que ce qu'on nous présente comme la "réalité économique" n'est que construction intellectuelle bâtie sur des axiomes dont la réalité des faits nous a montré l’invalidité.  


LE MONDE CULTURE ET IDEES | • Mis à jour le | Par

Plus d’une centaine d’économistes internationaux, essentiellement anglo-saxons, sont à Paris pour participer à la sixième conférence annuelle de l’Institute for New Economic Thinking (INET). Inégalités, crises grecque et européenne, austérité et déflation, changement climatique, rôle des banques centrales, régulation financière, restructuration des dettes publiques, innovation : les thèmes abordés lors de cette conférence, qui se tient jusqu’au 11 avril au siège de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), sont d’actualité. Les noms de deux des invités, Thomas Piketty et Yanis Varoufakis, sont connus du grand public, mais ce n’est pas le cas des fondateurs et animateurs de l’INET – à part Joseph Stiglitz, Prix Nobel d’économie (2001). Leur ambition est pourtant de « former la prochaine génération des leaders économiques mondiaux, de créer une nouvelle pensée économique, et d’inciter la profession des économistes à relever les défis du XXIe siècle ».

Cinq Nobel d’économie

Avec un tel programme, l’INET pourrait dissimuler une association militante d’économistes dissidents à la recherche d’un peu de visibilité. Ce n’est pas le cas. Le conseil scientifique de l’INET compte, outre Joseph Stiglitz, cinq lauréats du prix Nobel d’économie : James Mirrlees (1996), Amartya Sen (1998), James Heckman (2000), George Akerlof et Michael Spence (2001). Créé en 2010, l’INET a tenu sa première conférence annuelle au King’s College, à Cambridge, où a étudié et enseigné John Maynard Keynes (1883-1946). Il finance, à hauteur de 4 millions de dollars par an, des bourses de recherches pour des étudiants du monde entier. Il a monté des programmes d’études avec les universités de Cambridge, Oxford, Harvard, Berkeley, Tsinghua (Pékin), Bangalore (Inde), Moscou, Saint-Pétersbourg, Toronto, Copenhague, Hongkong… L’INET n’est pourtant pas une université : c’est une fondation, dotée à l’origine de 50 millions de dollars par le financier George Soros, rejoint ensuite par Jim Balsillie, l’ancien patron de Black­berry, et William Janeway, du fonds d’investissement Warburg Pincus.
A priori, de tels auspices ne semblent pas propices au développement d’une pensée contestataire. L’actuel président de l’INET, Robert Johnson, situe d’ailleurs l’institut dans une tout autre logique. « Nous ne sommes ni de droite ni de gauche, ni friedmaniens ni keynésiens. Notre but est simplement de promouvoir la critique et le débat, comme dans les autres disciplines scientifiques. Nous partons des théories économiques existantes, nous les confrontons à l’épreuve de la réalité du terrain, et nous repérons ainsi les erreurs commises au nom de la théorie. » Et si l’on en croit l’INET, elles sont légion. « A partir des années 1980, poursuit Robert Johnson, la modélisation mathématique a commencé à régner en maître dans les départements d’économie des universités américaines. Elle nie le fait que l’existence et le rôle des humains, de leur volonté, de leurs interactions, de leur sens du bien et du mal puissent jouer un rôle dans l’explication des phénomènes économiques : tout se réduit à des équations. L’enseignement de l’économie est celui de ces modèles, et non de l’observation des faits sur le terrain. »
Dans ces années 1980, une poignée d’économistes, dont Willem Buiter, de la London School of Economics, David Hendry, d’Oxford, et Anatole Kaletsky, éditorialiste au Financial Times, contestent cette mathématisation à outrance. En 1988, le financier George Soros livre, dans L’Alchimie de la finance (Valor, 1998, pour la traduction française), une vision très critique de sa propre profession. « Lors de la crise financière de 2008, poursuit Robert Johnson, nous avons compris que les paradigmes mêmes de la théorie économique avaient échoué : les économistes étaient responsables de mauvaises décisions parce que leurs théories ne rendaient pas compte de la réalité. »

Critique des trois piliers

A la suite des intenses discussions qui, au printemps et à l’été 2009, suivent la chute de la banque Lehman Brothers, les « pointures » de la science économique américaine se réunissent en septembre 2009 à Bradford, près de New York. « Il y avait Joseph ­Stiglitz, George Akerlof, James Mirrlees, ­Jeffrey Sachs… et George Soros, raconte Robert Johnson. A la fin de la réunion, George Soros nous a dit : “Cette profession doit changer complètement.” Au mois d’avril 2010, l’INET était créé. »
Dès la conférence fondatrice de l’INET, en 2010, les trois principaux piliers de la théorie économique dominante sont impitoyablement soumis à la critique des orateurs. Premier dogme : les marchés peuvent s’autoréguler parce que le comportement des acteurs économiques est rationnel – il vise à maximiser leurs intérêts. Ce sont les « anticipations rationnelles ». Second dogme : puisque les marchés sont efficients, les politiques économiques doivent les laisser parvenir à leur équilibre naturel optimal, exprimé par le niveau relatif des prix et du chômage – c’est ce qu’on appelle la courbe de Phillips, du nom de son créateur, l’économiste Alban William Phillips (1914-1975). Troisième dogme, la meilleure allocation des ressources étant spontanément réalisée par les équilibres de marché, leur libre fonctionnement permet d’accroître la richesse de tous et de chacun.
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Agence Pôle emploi à Marseille.
Selon la théorie des anticipations rationnelles, développée par Robert Lucas (Prix Nobel 1995), et celle de l’efficience des marchés, développée par Eugene Fama dans les années 1960, l’interaction des comportements des agents mus par leurs intérêts aboutit à un équilibre optimal, exprimé par le prix d’échange sur les marchés. Une fois modélisés, ces comportements deviennent prédictibles, ce qui permet aux économistes de calculer et de recalculer l’« optimisation » des modèles dans les revues scientifiques, et à l’industrie financière de construire des produits toujours plus complexes en calculant au centime près le risque inhérent au comportement des acteurs.
Dans les années 1980, les crises financières montrent pourtant que, dans la réalité, les comportements des acteurs économiques peuvent être irrationnels – voire, parfois, aller contre leurs intérêts. Les théoriciens ne se laissent pas démonter pour autant : ces entorses à la théorie ouvrent la voie à l’économie « comportementale » promue par Gary Becker (1930-2014, Prix Nobel 1992), Daniel Kahneman (Prix Nobel 2002) et George Akerlof (Prix Nobel 2001), ou encore aux concepts de « marché imparfait » et d’« asymétrie d’information » théorisés par Joseph Stiglitz, lauréat du prix Nobel en 2001. Elle guide aussi les politiques publiques de régulation, y compris aujourd’hui : pour que les marchés reviennent à l’équilibre « naturel » prévu par la théorie, il faut instaurer un maximum de transparence afin que les acteurs puissent agir rationnellement et conformément à leurs intérêts. Le fait que les crises financières des années 1980 aient été surmontées semble alors valider la théorie économique dominante : beaucoup d’économistes en concluent que la responsabilité de ces crises n’était pas imputable à la théorie elle-même, mais aux écarts par rapport à la pureté du modèle.

« Les marchés sont radicalement incertains »

Depuis 2008, l’ampleur de l’« écart » est cependant tel que les modèles se sont peu à peu écroulés. Roman Frydman et Michael Goldberg, auteurs de Marchés : la fin des modèles standard (Le Pommier, 2013), considèrent ainsi que le processus de fixation des prix sur le marché est par essence irrationnel et que le comportement des acteurs est intrinsèquement contingent : c’est d’ailleurs cette double incertitude qui, selon eux, ouvre la voie au profit, c’est-à-dire au gain des uns au détriment des autres. « Nous le savons désormais, conclut Robert Johnson, les marchés sont radicalement incertains. Tout modèle tendant à prédire ou rechercher un équilibre stable est voué à l’échec. »
Le second pilier du dogme, le « laisser-faire » érigé en politique, s’est lui aussi effondré. ­Depuis les années 1980, les politiques macro­économiques visent à parvenir à l’équilibre « naturel » de la courbe de Phillips, que l’on peut résumer ainsi : lorsque le taux de chômage diminue, les salaires montent en vertu de la loi de l’offre et la demande ; du coup, les entreprises augmentent les prix pour rétablir leurs marges. Inversement, les prix baissent quand le chômage augmente. La politique économique doit donc viser à ce que le niveau « naturel » des prix et le niveau « naturel » de chômage soient respectés. L’inflation, c’est-à-dire la hausse des prix au-delà de leur optimum de marché, est l’ennemi principal. Les dépenses publiques étant le premier facteur de distorsion des prix, il convient de les réduire, y compris celles qui, en créant des emplois, font passer le chômage sous son « taux naturel ». De même, toute hausse du chômage au-delà de son « taux naturel » apparaît comme le signe d’un manque de flexibilité du marché de l’emploi et d’une trop forte protection des chômeurs, qui empêchent les entreprises d’obtenir la main-d’œuvre nécessaire à un coût compatible avec les prix d’équilibre.
L’ennui, comme l’a démontré Anatole Kaletsky en 2010 lors de la conférence inaugurale de l’INET, c’est que, depuis le début des années 1990, la courbe de Phillips ne fonctionne plus : chômage et prix évoluent de façon indépendante, car d’autres facteurs que l’offre et la ­demande sur le marché de l’emploi expliquent la formation des prix, à la hausse comme à la baisse – la mondialisation des chaînes de ­valeur, la financiarisation de l’économie ou la capacité des firmes multinationales géantes à bouleverser l’économie d’un territoire en bougeant à leur guise des masses considérables de valeurs ou de technologies. Selon Joseph ­Stiglitz, l’objectif du « prix d’équilibre naturel » est donc devenu un dogme obsolète et dangereux car il génère austérité et chômage.
Robert Johnson en conclut que « les règles de la gouvernance économiques doivent être totalement revues ». L’INET prône ainsi une « refondation de l’économie politique » : seul le rapprochement de l’économie et de la politique, que la théorie a tant voulu séparer, peut aujourd’hui, selon l’INET, permettre de construire des solutions face aux défis de l’époque, en particulier le réchauffement climatique. « Il nous faut trouver les leviers d’action qui permettront de coopérer autour des biens communs (common goods) que sont le climat, la biodiversité, les ressources naturelles », affirmait ainsi, lors de la conférence de Berlin, en 2012, ­Andrew Sheng, membre des plus hautes instances financières chinoises et du conseil de l’INET.

Observation empirique

Le troisième pilier du dogme, l’allocation optimale des ressources par le marché, qui doit permettre d’accroître la richesse de tous, est défendu, aujourd’hui encore, par les institutions du « consensus de Washington » – le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale et l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Pour elles, le dynamisme des économies émergentes d’Asie de l’Est et du Sud valide la théorie de l’efficience des marchés. A partir des années 1980, et de façon accélérée dans les années 1990, la part des habitants vivant au-dessous du seuil de pauvreté dans le monde a en effet commencé à diminuer. Des millions de personnes en Asie, en Inde, en Chine et en Amérique latine ont ­accédé à un niveau de vie proche de celui des Occidentaux.
Cette théorie a pourtant été balayée par l’observation empirique. L’économiste français Thomas Piketty a ainsi montré que, depuis trente ans, les inégalités allaient croissant au sein des pays développés. Branko Milanovic, ancien économiste de la Banque mondiale et membre du conseil de l’INET, a fait lui aussi d’intéressants calculs : sur les trente dernières années, l’écart de richesse, calculé en PIB moyen par habitant, entre les pays pauvres et les pays riches se réduit ; mais il n’en va pas de même si l’on répartit l’ensemble de la population mondiale sur l’échelle des revenus – les revenus des 1 % des Terriens les plus riches sont équivalents à ceux des 61 % les plus pauvres, et cet écart ne cesse d’augmenter.
Dirk Bezemer, un économiste de l’université de Groningue, aux Pays-Bas, s’est, lui aussi, attaqué au troisième pilier du dogme en se demandant, lors de la conférence de l’INET de 2012, à Berlin, si l’allocation des ressources était réellement « optimale », comme l’affirme la théorie, dans un monde dominé par la ­financiarisation de l’économie mondiale. Au cours des trente dernières années, a-t-il calculé, le volume des crédits affectés au secteur productif représentait environ 100 % du PIB mondial. Mais celui des crédits affectés au secteur de la finance et du patrimoine a explosé à partir des années 1980 : il a atteint 200 % du PIB mondial à partir de la fin des années 1990, puis 400 % en 2007…
Bien avant Thomas Piketty, l’économiste américain James K. Galbraith déclarait en 2010, lors de la conférence inaugurale de l’INET : « Les inégalités ne sont pas les conséquences microéconomiques des déséquilibres de marché : elles en sont la cause macroéconomique. » Voilà pourquoi, affirment aujourd’hui les économistes de l’INET, la question de la fiscalité redistributive et des transferts sociaux doit revenir au centre des politiques économiques publiques. Reste à convaincre… les économistes eux-mêmes. Le financier George Soros ne se fait guère d’illusions à ce sujet : « Les fondamentalistes du marché seront les derniers à bouger, comme l’ont été les universitaires marxistes en Union soviétique, qui ont défendu leurs positions jusqu’à la date de leur mort, alors que leur monde s’était écroulé. »

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