vendredi 16 octobre 2015

Dominique Rousseau : « Il faut construire une démocratie continue »

Une interview rafraîchissante de Dominique Rousseau, professeur de droit qui explore les nouvelles voies envisageables de la démocratie en partant du constat que notre démocratie représentative actuelle est une institution qui est morte a l'instar de Michel Serres qui utilise la métaphore de la lumière des galaxies qui continuent à nous parvenir alors qu'elles sont mortes depuis longtemps.

Dominique Rousseau : « Il faut construire une démocratie continue »

LE MONDE CULTURE ET IDEES | • Mis à jour le | Propos recueillis par
Dominique Rousseau est professeur de droit constitutionnel à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne, ancien membre du Conseil supérieur de la magistrature et codirecteur de l’Ecole de droit de la Sorbonne depuis 2013. Dans son nouvel ouvrage, Radicaliser la démocratie. Propositions pour une refondation, il formule des suggestions fortes et hardies pour sortir de la crise de l’Etat-nation. Entretien.
Pourquoi faudrait-il « radicaliser la ­démocratie » ?
Toutes les institutions sur lesquelles reposait jusqu’à présent notre société sont remises en cause. Le suffrage universel perd sa force légitimante du fait de l’abstention, les partis politiques n’ont plus d’adhérents, les syndicats ne représentent plus grand monde, le Parlement ne délibère plus. Mais ce n’est pas seulement une crise de l’Etat, c’est aussi une crise de la justice, de la médecine, de l’éducation, du journalisme, de la famille… Toutes ces institutions qui fonctionnaient sur des règles établies, routinières, s’interrogent en même temps. C’est cette coïncidence qui nourrit la crise actuelle. Il faut donc repenser toute l’organisation ­sociale. Radicaliser signifie revenir aux principes, à la racine de la chose démocratique, c’est-à-dire au peuple. Or le peuple a été oublié, il a été englouti par le marché – le consommateur a pris le pas sur le citoyen – et par la représentation : les représentants parlent à la place des citoyens.
La France est pourtant l’un des pays qui ont inventé la démocratie repré­sentative…
Oui, mais cette invention est un contresens ! Sieyès [1748-1836] l’a très bien dit : le régime représentatif n’est pas et ne saurait être la démocratie puisque, dans le régime représentatif, le peuple ne peut parler et agir que par ses représentants. Au fond, ce qu’on demande au peuple, c’est de voter, et de se taire. Mon propos est que le peuple vote et continue à parler afin d’intervenir de manière continue dans la fabrication de la loi.
Comment définissez-vous le peuple ?
Le peuple est défini par un accord sur le droit. Si l’on ne définit pas le peuple par les droits, comment le définit-on ? Par la race ? Par la religion ? Par le sang ? Le peuple n’est pas une donnée naturelle de la conscience, c’est une création artificielle – et le droit a un rôle déterminant dans cette création. On ne naît pas citoyen, on le devient. La marche du 11 janvier, après les attentats, le prouve fort bien. Le peuple a marché sur le slogan « Je suis juif, je suis musulman, je suis chrétien, je suis policier, je suis Charlie ». Ce qui fait le peuple, c’est le partage de la même conception du droit à la liberté d’expression, à l’égalité des différences. Nous sommes différents, et nous sommes égaux. C’est la reconnaissance de l’égalité par la reconnaissance des différences. On n’a jamais défini aussi bien la force du principe d’égalité. C’est cet accord sur le droit, ce bien commun, qui transforme la foule en peuple.
Que dire de ceux qui ont déclaré : « Je ne suis pas Charlie » ?
On le leur a beaucoup reproché. A tort : ceux qui n’ont pas respecté la minute de silence sont des jeunes qui n’ont pas accès aux droits – au logement, à la santé, au travail, à l’éducation. Ils se définissent alors autrement  : par les quartiers, la religion. Le peuple des « sans-droits » se construit par d’autres instruments qui fragilisent aujourd’hui le bien social.
Quelle différence faites-vous entre le peuple et la nation ?
La nation est un être abstrait, un concept. Le peuple, ce sont les individus concrets qui s’accordent sur le droit. Il faut construire une autre forme politique, ce que j’appelle la « démocratie continue », c’est-à-dire une autre façon d’entendre la représentation. La représentation, c’est une division du travail politique entre représentants et représentés. Il y a deux cas de figure. La « représentation-fusion » où le corps des représentés ­fusionne avec et dans le corps des représentants : elle caractérise le principe monarchique. En 1789, on a séparé le corps du roi des intérêts de la nation, mais on les a immédiatement recollés dans le corps législatif, celui des représentants, des élus, perpétué dans le principe étatique.
L’autre conception est la « représentation-écart », car la fusion est totalitaire. Il faut trouver des institutions permettant de maintenir l’écart entre le corps des représentants et celui des citoyens. Notamment par l’institutionnalisation d’un droit de réclamer pour les citoyens, d’un droit d’intervenir, de parler entre deux moments électoraux à côté, voire contre leurs représentants.
Vous proposez quelques remèdes ­hardis…
La « démocratie représentative » représente la nation, l’être abstrait, qui est à l’Assemblée nationale. Je propose, dans la lignée de Pierre Mendès France, de créer une assemblée sociale, à côté de l’Assemblée nationale, et qui représenterait les citoyens concrets, pris dans leur activité professionnelle, associative, et qui aurait un pouvoir délibératif, et pas simplement consultatif. Cette assemblée sociale serait l’expression du peuple de tous les jours, le peuple concret, qui n’a pas aujourd’hui de lieu pour s’exprimer. Lorsque, par exemple, dans une école, un gamin va être expulsé, les familles se mobilisent pour l’empêcher. Il existe une solidarité qui n’est pas visible, dont on ne parle pas. Que demandait le Tiers-Etat ? A avoir une assemblée à lui. C’est ce que je demande : que le peuple physique, de tous les jours, ait une visibilité institutionnelle.
Comment seraient désignés les membres de cette assemblée ?
Le débat reste ouvert. Soit dans un premier temps par les associations, les syndicats, les groupes représentatifs, soit par le suffrage universel, voire le tirage au sort. Dans les cours d’assises, n’importe qui, après un moment de désarroi, prend au sérieux sa fonction de juré et passe d’une conscience immédiate à une conscience plus élaborée. Ce qui transforme un individu tiré au sort en magistrat, c’est la délibération. On ne naît pas citoyen-juré, on le devient. Pour toutes les grandes questions de société, organiser des conventions de citoyens, tirés au sort, pour émettre un avis me paraît ouvrir sur le peuple de tous les jours cette possibilité de participer à la fabrication de la loi. Il faut renverser cette croyance que les citoyens n’ont que des intérêts, des humeurs, des jalousies et que la société civile, prise dans ses intérêts particuliers, est incapable de produire de la règle. Il y a de la norme en puissance dans la société civile.
Avec l’élection à la proportionnelle de l’Assemblée nationale, vous semblez vouloir en revenir à la IVe République…
Pas du tout. L’élection populaire du président de la République est un élément d’unité, de stabilité du système politique, qui oblige tous les cinq ans les partis politiques à se regrouper autour de deux grands pôles. C’est une première différence. La ­seconde, c’est que je propose que le mode de scrutin proportionnel soit accompagné d’un contrat de législature, c’est-à-dire qu’il y ait entre la majorité de l’Assemblée nationale et le gouvernement un accord sur le programme. S’il y a rupture du contrat, chacun retourne devant les électeurs. Le gouvernement tombe et l’Assemblée est dissoute. C’est un élément fort de stabilité qui conduit le gouvernement et sa majorité à un exercice responsable du pouvoir.
Et le président de la République ?
Il a un rôle d’arbitre. Dans tous les pays où le président est élu au suffrage universel, c’est le premier ministre qui gouverne  : Portugal, Autriche, Islande, Roumanie, Pologne, Irlande… Pour clarifier les choses, je propose que ce soit désormais le premier ministre qui préside à Matignon le conseil des ministres, là où se détermine et se conduit la politique de la nation.
Vous critiquez l’ENA…
Je propose la suppression de l’ENA et du Conseil d’Etat. Très utiles dans la période de construction de l’Etat, ils sont aujourd’hui un obstacle à l’expression de la société civile. Non pas qu’un pays n’ait pas besoin d’élites, mais elles sont en France formatées par une pensée d’Etat, élaborée à l’ENA. Chaque fois qu’une question se pose, on crée une commission et on y place à la tête un conseiller d’Etat, comme si les autres étaient incapables de réfléchir aux problèmes de société. La pensée d’Etat est aujourd’hui un élément du blocage de la société française.
Mes autres propositions : le contentieux administratif sera confié à une chambre de la Cour de cassation. Le Conseil d’Etat a été créé contre la Cour de cassation, il s’agissait d’interdire aux juges d’examiner les actes de l’administration. Il a progressivement fait évoluer sa jurisprudence pour ne plus donner cette apparence de juge spécial de l’administration protégeant l’administration. Cette double fonction, d’être à la fois conseiller du gouvernement et juge de l’administration, pose un problème au moins constitutionnel sinon politique.
Ce qui mène à revoir le rôle du ministère de la justice ?
Il faut en effet le supprimer. Les qualités d’un gouvernement et celles de la justice sont incompatibles. La justice doit être neutre, impartiale, objective, car un gouvernement est légitimement partial et partisan. Il faut donc sortir la justice du gouvernement pour confier la gestion du service public de la justice à une autorité constitutionnelle, le Conseil supérieur de la justice – et pas de la magistrature –, qui aura à prendre en charge le recrutement, la formation, la discipline des magistrats et le budget de la justice. On avait autrefois un ministère de l’information : on a sorti l’information du gouvernement pour la confier à une autorité constitutionnelle. Il y a bien aujourd’hui cette idée que la société peut se prendre en charge par d’autres moyens que la forme Etat.
Vous réhabilitez l’utopie ?
Mais oui ! L’utopie est ce qui fait accéder à la réalité qui vient. Ce dont on a besoin, c’est de montrer la forme politique qui arrive, même si elle n’existe pas, d’imaginer les mots et les institutions qui vont la faire ­vivre. Une société a besoin d’horizon. Ce qu’on voit aujourd’hui, c’est une société qui contourne ses institutions, créées au XIXe siècle, en inventant d’autres formes du vivre-ensemble.
On me dit  : « Si la société n’est plus gérée par l’Etat, elle va l’être par le marché ». Mais il suffit de penser à la chèvre de M. Seguin  : la chèvre, c’est la société, M. Seguin, c’est l’Etat. La chèvre était heureuse et tranquille avec M. Seguin, mais elle veut être libre  ; elle s’en va et se fait manger par le loup – le marché. On a tous en tête que si la société quitte l’Etat, le CAC 40 va la dévorer. Tout mon propos consiste à dire qu’on n’est pas condamné à cette alternative, et qu’il faut trouver les institutions qui permettent à la chèvre de M. Seguin de ne pas mourir au petit matin, mais de pouvoir parcourir tous les chemins de la liberté.

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