https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/03/19/le-techno-feodalisme-une-expression-venue-de-la-science-fiction-pour-designer-la-mutation-du-capitalisme_6583409_3232.html
Prenant appui sur le système de domination des seigneurs sur les serfs, ce concept décrit le pouvoir économique et politique exercé sur nos vies par les géants de la Silicon Valley. Avec comme source d’enrichissement non pas le profit, mais la rente.
Histoire d’une notion. Le féodalisme s’est éteint en Europe entre le milieu du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle, mais le mot a survécu. Il resurgit de temps à autre pour décrire une situation dans laquelle une puissance dominante prélève une rente sur une multitude d’individus. Par exemple, le philosophe allemand Jürgen Habermas, au début des années 1960, parlait de « reféodalisation » (« Refeudalisierung ») pour décrire l’irruption de grands groupes privés dans l’espace du débat public, notamment à travers la publicité et la consommation de masse.
Depuis quelques années, dans la littérature économique ou militante, on croise souvent l’expression « techno-féodalisme ». Intrigante car elle réunit deux termes a priori opposés, elle désigne le modèle économique sur lequel prospèrent les grandes entreprises technologiques comme Google, Amazon, Apple ou Meta. L’idée est que ces groupes tirent profit d’une rente, comme le faisaient les seigneurs à l’époque féodale.
L’économiste grec Yanis Varoufakis a adopté le concept, qui lui est désormais souvent attribué. Nommé ministre des finances en janvier 2015 dans le gouvernement de gauche formé pendant la crise de la dette publique grecque par son ami Alexis Tsipras, il avait démissionné avec fracas six mois plus tard, en désaccord avec ce dernier.
Il a publié en 2023 un livre, Techno-feudalism (paru en France sous le titre Les Nouveaux Serfs de l’économie, Les Liens qui libèrent, 2024), dans lequel il s’emploie à démontrer que le capitalisme est mort, tué et remplacé par un système pire encore. Au marché ont succédé des plateformes de vente (comme Amazon) ; et le profit a cédé la place à la rente. Quant à nous, nous sommes les nouveaux serfs : nous récoltons des données, qui vont être exploitées par les seigneurs, les maîtres des GAFA Jeff Bezos, Elon Musk et Mark Zuckerberg.
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A la fin du livre, dans une page de remerciements, Varoufakis rend discrètement hommage à un économiste français, membre des Economistes atterrés, Cédric Durand. Ce dernier est l’auteur d’un livre lui aussi intitulé Techno-féodalisme (La Découverte), publié en 2020. Varoufakis l’a lu, et s’en est visiblement inspiré. Durand y décrit un phénomène similaire : une logique de prédation a fait dérailler le capitalisme. Celle-ci a pris le pas sur la logique de production, ce qui a eu raison de la croissance. Les nouveaux seigneurs sont ceux qui contrôlent les données et les capacités de traitement de celles-ci. Ces données sont indispensables à la vie sociale contemporaine, comme l’était la terre au Moyen Age.
Aucun contrepoids
Durand nous présente également comme étant dans la situation des serfs d’autrefois : nous ne participons pas à la récolte du blé, mais à celle des données. Et comme nos ancêtres en servitude, nous sommes attachés au fief : si nous fuyons, nous perdons toute vie sociale. Enfin, comme dans la féodalité médiévale, politique et économie ne font qu’un. « Autrefois, le seigneur percevait les productions agricoles, faisait la loi, surveillait ses serfs. Il en est de même dans le système techno-féodal : les techno-seigneurs tirent un revenu des données collectées, tout en fixant des règles qui organisent notre vie sociale », explique Durand.
L’expression « techno-féodalisme » lui est venue grâce à un jeu de rôle sur fond de science-fiction, sorti en 1988, Cyberpunk, explique-t-il. Le techno-féodalisme y décrit l’attitude de firmes géantes et coalisées, arrachant aux travailleurs la promesse de service et de loyauté en échange d’une protection. Il n’existe face à elles aucun contrepoids, leur puissance excède celle des Etats. « Il en découle une marginalisation de la figure des citoyens au profit de celle des parties prenantes (actionnaires, travailleurs, clients, créditeurs) liées à l’entreprise », écrit l’économiste. En tombant sur cette dystopie de la fin des années 1980, il n’a pu s’empêcher de noter « l’actualité de certaines des intuitions formulées dans cet imaginaire ».
Une troisième chercheuse revendique la maternité de l’idée de féodalisme appliquée aux GAFA : l’Italo-Américaine Mariana Mazzucato, professeure d’économie à l’University College de Londres. Elle s’est fait connaître par plusieurs brillants essais, publiés en France chez Fayard : L’Etat entrepreneur (2020), Mission économie (2022)… Le 2 octobre 2019 (juste avant le livre de Cédric Durand, donc), elle avait rédigé pour Project Syndicate un article intitulé « Prévenir le féodalisme numérique ». Elle y soulignait elle aussi l’anomalie du modèle des plateformes numériques : « Tout comme les propriétaires fonciers du XVIIe siècle tiraient des rentes de la hausse des prix des terres, et tout comme les barons voleurs profitaient de la rareté du pétrole, les entreprises de plateformes d’aujourd’hui extraient de la valeur en monopolisant les services de recherche et de commerce en ligne », écrivait-elle.
Les économistes qui comme Varoufakis, Durand ou Mazzucato manient la notion de « techno-féodalisme » ou de « féodalisme digital » sont les mêmes qui appellent à réglementer l’économie numérique. A l’heure de la tronçonneuse du président argentin Javier Milei et de la fureur anti-bureaucratique d’Elon Musk, ils semblent ramer à contre-courant d’une vague qui s’autodésigne comme libérale. Pourtant, lorsqu’elle vise l’activité des grands groupes numériques, la réglementation n’est pas forcément l’ennemie de la liberté économique, au contraire. Après tout, comme le rappelait Mariana Mazzucato dans son article, l’idéal de « marché libre » que nourrissait le célèbre économiste Adam Smith (1723-1790) était un marché « libéré des rentes, pas de l’Etat ».
Pascal Riché