L'oeuf de ténèbre des techno technos - L'Incal Moebius
- le techno féodalisme - un cadre d'analyse pour comprendre l'économie de marché du numérique et les évolutions des modèles d'affaire
Récemment est apparue dans le débat public la notion de techno féodalisme (cf article du monde). Cette analyse du capitalisme numérique a été popularisée récemment par l'économiste grec Yanis Varoufakis dans son livre "Les nouveaux serfs de l'économie". L'idée principale est que l'aboutissement de la domination des géants de la tech est la création d'une économie de rente. À leurs têtes, des PDG sont les barons féodaux, la plèbe devenant des serfs volontaires du clic fournissant les données personnelles qui font la fortune des géants de la tech. L'excellent podcast Le code a changé "Le capitalisme est mort, vive le techno féodalisme!" explique très bien la notion.
- Le grand capital, numérique ou pas, le même principe d'accumuler de la richesse à son propre profit*
Un ami m'avait expliqué que le génie de Google était d'avoir créé un modèle économique qui s'apparente à une taxe sur le clic où ce sont les annonceurs qui payent. La stratégie, bien connue maintenant, du "winner takes all" consiste à dépenser à fonds perdus pour devenir "LA" plateforme, monopole incontournable et créer cette économie de rente. Sur les réseaux sociaux, le côté obscur de la nature humaine a fait de la haine, du sensationnel et du vulgaire le moteur principal du côté "pute à clic". Comme je l'ai décrit dans un précédent post, la promesse initiale de transversalité des savoirs et de démocratie horizontale se transforme en dystopie néo réactionnaire "Réseaux sociaux - de l'utopie à une réalité inquiétante et des perspectives positives de l'espace civique mondial".
D'un point de vue économique, la première source de création de richesse est de s'insérer dans les failles de la réglementation, du droit du travail et des législations locales. Les couts de passage à l'échelle sont marginaux une fois l'algorithme ou les services numériques créés, idéalement en rendant captif le consommateur. Les profits s'en trouvent démultipliés à l'infini. D'autant plus infinis qu'ils ne sont pas taxés grâce à l'extraterritorialité inhérente au numérique et des montages fiscaux dans les paradis offshores moralement peu justifiables. En 2024, Alphabet, maison mère de Google domicilié aux Bahamas, a réalisé 100 Mds $ de bénéfice pour 350 Mds $ de chiffre d'affaire ce qui fait une marge hallucinante de 28%... Ces deux phénomènes, associés à une arrogance disruptive, positionnent ces acteurs au-dessus des régulations nationales ou régionales, l'externalisation vers des tâcherons devient la norme (que l'on appelle pudiquement auto entrepreneurs). On leur transfère l'ensemble des risques anéantissant tous les acquis syndicaux du salariat (cf mon post du 1er mai 2024). Les chauffeurs ou livreurs Uber sont le parangon ultime de l'exploitation de l'homme par l'algorithme.
- La petite musique des start up comme modèle de gestion de l'action publique
Sous l'éclat scintillant des géants de la tech, des entrepreneurs stars, des start up à succès, des prouesses technologiques, une petite musique montait depuis déjà au moins 10-20 ans. Les start up sont des modèles d'efficience en termes de gouvernance et font mieux que les États et les gouvernements, incarnations de l'ancien monde poussiéreu et sclérosé. Leur modèle économique est celui d'un État qui prélève des taxes sur les échanges sur la base d'une situation monopolistique (un bel exemple est booking.com qui impose 15% de frais sur toute réservation d'hotel). La cryptomonnaie permet de battre monnaie même si Facebook a renoncé à sa monnaie Libra. Leurs capacités technologiques remplacent les agences des États (la NASA ne peut plus se passer de Space X pour ramener ses cosmonautes). Leur statut diplomatique est supérieur à celui d'un État souverain quand on voit comment est reçu Elon Musk, Mark Zuckerberg, Bill Gates ou Jeff Bezos. En termes de géopolitique, en appuyant sur un bouton, Elon Musk peut supprimer les télécommunications Starlink et mettre à mal l'armée ukrainienne.
Jusqu'à présent, tout cela était enveloppé dans une bonne conscience feinte pour "rendre le monde meilleur" et s'enrichir au delà du raisonnable au passage. Open AI était à la base une entité créee pour être non lucrative. Les services google sont pour la plupart gratuits et extrêmement performants**. Facebook a été un levier important pour les printemps arabes. Dans le monde de l'aide au développement que je connais bien, les milliardaires financent directement l'action humanitaire comme la fondation Bill et Melinda Gates qui est maintenant le premier contributeur de l'OMS. Les initiatives comme development data partnership de la Banque Mondiale permettent à ces géants de s'acheter une bonne conscience en utilisant leurs compétences pour produire de l'analyse extrêmement pertinente. Cela montre aussi que la connaissance du monde se privatise et son accès se monétise (si ce n'est pas fait aujourd'hui, ça le sera demain).
Une traduction du potentiel du numérique que je défends est celle du service public 2.0 qui amplifie les moyens et les bénéfices de l'action et du service public. L'exemple de Direction Interministériel du Numérique en France ou les initiatives de l'administration Obama sont des beaux exemples de remise en question proactive de l'action publique. C'est aussi pour cela que je fais la promotion des communs numériques (OpenStreetMap, Wikipedia, logiciel libre..).
- Nouvelle confiture dans des vieux pots boostés au numérique - le "techno féodalisme" ou "techno monarchie" comme système de gouvernance
La montée de l'internationale populiste d'extrême droite et des dangereux néo réactionnaires tendance Victor Orban, Javier Milei, Bolsonaro et consorts nous fait entrer dans une nouvelle ère.
Aux US, cette révolution d'extrême droite utilise l'approche start up comme mode de gouvernance des États et de l'administration en disruptant tout cadre institutionnel et citoyen.
« Croyons les techno-monarchistes et libertariens américains lorsqu’ils annoncent vouloir se débarrasser de la démocratie » nous rappelle Marie Charel du monde en mentionnant le texte du pseudo intellectuel, vrai néo réactionnaire glaçant, Curtis Yavin qui prône l'avènement d'un techno monarchisme d'une loi du plus fort. Les PDG de la tech sont les nouveaux barons et l'aristocratie les acteurs de la tech et détenteur du capital. La manipulation de la plèbe se fait à grande échelle, finalement facilitée par le numérique et les bulles informationnelles. La traduction en français est là. On en rirait si ce Curtis Yavin n'avait pas l'oreille des plus grands dont JD Vance, le nouveau vice président, dont l'idéologie néo réactionnaire est tout sauf un opportunisme politique (contrairement à Donald Trump qui n'a pas de colonne vertébrale à part celle de son auto promotion). J'ai d'ailleurs toujours été étonné que les grandes oeuvres de science fiction évoquent un fonctionnement féodal (Dune, Star Wars, Fondation, l'Incal etc....).
C'est l'étape, assez sidérante, que nous sommes en train de vivre avec le fameux DOGE d'Elon Musk suite à l'élection de Donald Trump. À l'instar du principe de base des start up, la première étape consiste à disrupter (en bonne novlangue orwellienne pour ne pas dire démanteler) les institutions et le fonctionnement démocratique dont les bases ont été posées par les lumières. L'exécutif est tout puissant, ne rend plus compte au législatif et au judiciaire "frein à innover" (à part quand ça les arrange***). On retrouve l'approche par actions radicales et brutales du fonctionnement des start up. Les hommes et les femmes sont résumés à des données et des pions. On pivote et on itère sur des pas de temps très courts. Après avoir prêté allégeance, jouant sur l'ambivalence de leur proximité avec le pouvoir, sans lien juridique, les nouveaux barons imposent une vision du monde néo réactionnaire. Mais surtout ils éradiquent ouvertement toutes les tentatives de régulation / encadrement en supprimant à la fois la réglementation et ... ceux et celles qui doivent les mettre en œuvre avec un joyeux mélange des genres et des conflits d'intérêt.
Dans notre monde, coupé l'accès aux systèmes d'information à un individu permet de l'euthanasier professionnellement parlant en le rendant inopérant en 1 clic (plus accès à ses mails, aux dossiers, aux communications, au badge d'entrée...). C'est la fin annoncée du service public pour aller vers des services privés censitaires. L'autre aspect est de pouvoir réaliser des autodafés numériques en effaçant les bases de données ou connaissances ouvertes. On retrouve toute la duplicité des défenseurs de freedom speech qui sont des censeurs à grande échelle. La performance est mise en avant et les "déviants" et les plus faibles écartés. Mais qui donc définit qui est performant ou déviant ? En dehors de tout contrôle démocratique, citoyen ou contre pouvoir, une poignée d'homme ont droit de vie ou de mort sociale et professionnelle sur les agents de l'administration et les politiques publiques. Pour m'être régulièrement affronté intellectuellement des chicago boys, contrairement au discours néo libéral, la notion de service public ne se résume pas à une équation financière. Heureusement jusqu'à présent, l'argent n'était pas le seul étalon mais jusqu'à quand? L'avantage est que l'on sait qui seront les gagnants ie les aristocrates du techno féodalisme et le "tiers état" manipulé à grande échelle pour faire croire qu'ils peuvent aussi accéder à l'aristocratie et que le problème est le sous tiers d'état que représentent malheureusement les migrants.
Si le côté obscur de la force est plus facile, plus rapide, plus attrayant à court terme, le côté clair de la force ne peut pas être anéanti, voyons la suite et espérons que ce n'est qu'un effet de balancier dont l'histoire nous a habitué.
* Je vous invite à regarder l'excellente série documentaire "Capitalisme américain - Le culte de la richesse" sur Arte qui décrit les trois séquences i) capitalisme sauvage des Rockfellers et consort jusqu'à la grande crise de 1929 ii) régulation et émergence de l'Etat providence sous Roosevelt et à la suite de l'économie de guerre de 1939-1945 (à cette époque, le taux d'imposition atteignait 90% pour les plus hauts salaires) iii) la révolution néo libérale Reagan, la dérégulation et le retour du capitalisme sauvage dans l'épisode 3 l'émergence des géants de la tech.
** Je suis moi même un utilisateur de google, ma vie a changé avec google earth, gmail, google docs en commençant par ... ce blog
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