dimanche 23 août 2020

Thomas Chatterton Williams : « Un espace public corseté par la “cancel culture” ne sert pas les intérêts des minorités »

 L’écrivain américain est l’un des instigateurs de la tribune signée par 150 intellectuels et artistes contre l’intolérance de la nouvelle gauche antiraciste à l’encontre des points de vue dissonants. Dans un entretien au « Monde », il analyse les débats qu’elle suscite

Entretien. Thomas Chatterton Williams est un essayiste et journaliste américain. Il est l’un des cinq intellectuels américains à l’origine de la récente tribune contre la cancel culture, parue dans Le Monde (daté 9 juillet), Harper’s Magazine et bien d’autres publications à travers la planète. Plus de 150 journalistes, écrivains et artistes, dont Mark Lilla, Margaret Atwood, Wynton Marsalis, ont soutenu ce texte dénonçant la tendance qui existerait au sein de la nouvelle gauche antiraciste à vouloir faire taire toute voix jugée non conforme.

Thomas Chatterton Williams collabore notamment avec Harper’s, The New York Times. Il a publié dans The New Yorker une enquête sur l’influence des penseurs d’extrême droite français aux Etats-Unis. Après Une soudaine liberté (Grasset, 2019), il devrait faire paraître, l’hiver prochain, Autoportrait en noir et blanc, aussi chez Grasset.

Qu’est-ce que la « cancel culture » ?

C’est un phénomène, qui, sans être nouveau, a peu à peu pris de l’ampleur. Ce mouvement prend la forme d’attaques coordonnées, généralement lancées en ligne, contre quelqu’un afin de ruiner sa réputation et de lui faire perdre son emploi.

Ses détracteurs se mobilisent, car ils estiment que cette personne a tenu des propos ou s’est comportée d’une manière jugée infamante. Très souvent, le geste condamné ne porte pas atteinte à une norme établie, mais à de nouvelles normes défendues par des milieux très mobilisés, souvent pour des causes justes, comme la lutte contre le racisme.

La « cancel culture » ne se limite donc pas à l’insulte ou à une prise à partie, elle cherche à vous atteindre plus personnellement. Un climat de peur, contraire à la liberté d’expression, s’installe de ce fait, et les rapports sociaux deviennent plus brutaux.

Qui est visé par ces attaques ?

La foule se déchaîne tout particulièrement contre les personnes occupant des postes dans des institutions culturelles, médiatiques ou universitaires, mais pas uniquement.

L’un des exemples les plus connus date de 2013 et concerne une inconnue, Justine Sacco, directrice d’une société de relations publiques, qui, avant de monter à bord d’un avion entre Londres et Sowetho, fait sur Twitter une mauvaise blague, écrivant qu’elle n’attrapera pas le sida parce qu’elle est Blanche. Elle n’avait alors que 170 abonnés à son compte. Mais, au moment de l’atterrissage, sa vie était en ruine. Son employeur l’avait renvoyée et elle était désormais une paria. Sa blague n’était pas drôle, mais il faut préserver un espace pour la maladresse, même l’ironie déplacée, sans qu’elle soit aussi durement sanctionnée.

Autre exemple, Bret Weinstein, un professeur de biologie, a dû quitter son emploi en 2017 au Evergreen State College (Etat de Washington), une université américaine, parce qu’il a refusé de participer à une journée durant laquelle les Blancs devaient s’abstenir de venir sur le campus, afin de le laisser complètement aux personnes issues des minorités. Il a choisi de s’y rendre quand même, ce qui a suscité une forte vague d’indignation. Face à la pression, et alors que l’université ne prenait pas sa défense, sa femme et lui ont été contraints de démissionner.

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Nous avons la chance de vivre dans des sociétés qui protègent la liberté d’expression, ne laissons pas s’installer des attitudes autoritaires promptes à punir durement tout manquement à l’idéologie. Les écrivains en ont le devoir, et c’est pour cela je crois qu’ils ont été si nombreux à signer cette tribune.

Les réseaux sociaux, tout particulièrement Twitter, jouent un rôle important dans la diffusion de la « cancel culture ». Pourquoi ?

Très souvent, c’est en effet sur les réseaux sociaux que des campagnes s’organisent contre quelqu’un. La foule se mobilise sur Twitter et l’indignation monte. L’employeur de cette personne est alors interpellé, jusqu’au moment où une procédure d’enquête ou de licenciement est engagée contre elle. Mais la perte de son emploi ne suffit pas, il faut en plus stigmatiser cette personne, le pardon n’est pas possible.

Twitter joue un autre rôle, c’est aussi le lieu où se diffusent ces nouvelles normes, notamment au sein de la profession journalistique qui l’emploie massivement aux Etats-Unis. De sorte que les journalistes fréquentent en ligne des réseaux informels où l’on s’entre-surveille et où il est important de se conformer à la nouvelle orthodoxie, même si l’opinion publique américaine ne partage pas ces nouvelles valeurs.

Si bien que, dans les rédactions américaines, une forme d’autocensure s’installe et les relations de travail se tendent. La chroniqueuse du New York Times Bari Weiss a récemment annoncé son départ de ce prestigieux quotidien en expliquant qu’elle ne supportait plus « l’intimidation » qu’elle disait subir parce que certains de ses collègues n’acceptaient pas ses points de vue.

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Comment la tribune pour dénoncer la « cancel culture » est-elle née ?

Elle a pris forme lors de conversations entre Mark Lilla, George Packer, David Greenberg, Robert Worth et moi-même. Il y a parmi nous des journalistes, des écrivains et des professeurs d’université. Nous étions tous choqués et troublés par le climat d’intolérance, proche de la censure, qui s’est installé dans les milieux que nous fréquentons. Chacun d’entre nous avait ses raisons et avait en mémoire de récents incidents.

Nous avons écrit collectivement cette tribune, puis sollicité des signataires. Il était en outre très important pour nous de publier cet article à l’étranger et pas uniquement aux Etats-Unis. L’influence de notre pays fait que les usages américains se répandent facilement. La tribune est parue en Allemagne, au Japon, en Espagne et encore ailleurs. Depuis, en tant que porte-parole du groupe, je suis constamment sollicité par la presse. Le débat suscité ne fait que commencer, même s’il est vrai que nous ne nous attendions pas à un tel succès.

Nos détracteurs nous reprochent de jouer les chiens de garde veillant sur les privilèges d’une élite intellectuelle vieillissante, comme si nous voulions empêcher les minorités qui cherchent aujourd’hui à se faire entendre d’avoir accès à l’espace public. C’est tout l’inverse. Je ne vois pas comment les intérêts de ces minorités seraient servis par un espace public corseté. Ce sont en général les premières à souffrir lorsque la liberté d’expression est limitée.

En 1981, le « New York Times » adoptait le ton de la dérision pour parler de l’affaire Faurisson et écrivait que le linguiste Noam Chomsky avait soulevé une tempête dans un verre d’eau en défendant cet auteur négationniste au nom de la liberté d’expression. Aujourd’hui, ce droit consacré de façon absolue par le premier amendement à la Constitution américaine semble embarrasser le « New York Times ». Pourquoi ?

Ce quotidien n’occupe plus la même place aux Etats-Unis et dans le monde qu’à l’époque. Son audience est plus grande que jamais et il est soumis à de très fortes pressions afin de satisfaire différents publics. Encore récemment, les Américains lisaient la presse locale, mais les quotidiens régionaux font aujourd’hui face à de très graves difficultés.

Plus généralement, ce quotidien fait aussi face à une évolution de la société américaine, où les différends se règlent de moins en moins par la discussion, mais en faisant immédiatement appel aux autorités ou à la direction, ou encore en affirmant que votre sécurité se trouve compromise par les agissements d’un autre.

C’est notamment ce qui s’est produit après la parution d’une tribune qui a entraîné le départ de James Bennet du New York Times. Signée par le sénateur républicain Tom Cotton, elle appelait à l’envoi des troupes contre les émeutes éclatant en marge du mouvement Black Lives Matter. Certains journalistes noirs couvrant les manifestations ont jugé que cet article mettait en jeu leur sécurité.

Différents courants de pensée existent au sein du New York Times, et une lutte est en effet en cours pour définir quelles valeurs il doit incarner. Ce combat prend parfois des contours générationnels, entre de jeunes journalistes très attachés à la défense des minorités, et des rédacteurs plus âgés davantage soucieux de préserver la liberté d’expression.

Pourquoi viser la gauche, alors que c’est l’extrême droite qui se livre le plus ouvertement à l’intimidation et à la violence ?

Les idées de gauche dominent au sein des institutions culturelles, médiatiques et universitaires. Ces institutions ont un fort pouvoir de prescription afin d’établir quelles sont les normes sociales jugées acceptables. La propagation de l’intolérance dans ces milieux doit donc nous préoccuper, car ce phénomène pourrait demain s’inviter dans le débat politique.

Quel regard portez-vous sur le mouvement Black Lives Matter ?

Je soutiens pleinement son combat contre les pratiques abusives de la police. Aux Etats-Unis, la police est ultra-militarisée et fait usage d’une violence extrême. Beaucoup trop de gens sont tués par elle. Les Noirs de façon disproportionnée, même si en nombre absolu les Blancs sont deux fois plus nombreux à mourir à cause de la police chaque année.

Une réforme rigoureuse de la police profiterait donc à tous et bien entendu avant tout aux Noirs. Je me méfie cependant de l’idée voulant que certaines vies seraient fondamentalement noires, tandis que d’autres seraient blanches, latinos, etc. Attention à ne pas réifier ces catégories. Je préfère l’universalisme au discours voulant qu’il y ait des différences raciales irréductibles.

N’oublions pas non plus la dimension sociale des violences policières. Ce sont des gens pauvres qui meurent sous les coups de la police, et pourtant nous feignons de l’ignorer. George Floyd n’était pas qu’un homme noir, il était un homme noir pauvre. Il serait toujours en vie s’il était un bourgeois.

La querelle de la « cancel culture » oppose de nombreux intellectuels aux Etats-Unis

Aux Etats-Unis, la nouvelle gauche, née des mouvements #metoo et Black Lives Matter, serait à l’origine d’un phénomène qui inquiète de nombreux intellectuels américains, la « cancel culture », autrement dit une tendance à vouloir faire taire des voix jugées dissonantes, dangereuses ou haineuses. Né sur les réseaux sociaux, ce phénomène se traduit par des mobilisations qui ont fini par provoquer des démissions, renvois, annulations de conférence, etc. Cinq des auteurs de la tribune que nous publions (Mark Lilla, Thomas Chatterton Williams, George Packer, David Greenberg et Robert Worth) sont des intellectuels engagés dans la défense de la liberté d’expression. Avec les 150 personnalités qui se sont jointes à leur appel, ils estiment qu’une frange de la gauche radicale américaine pratiquerait ainsi une forme de censure. Publié sur le site du mensuel américain Harper’s, ce texte devrait l’être également en Allemagne, en Espagne et au Japon.

Plusieurs événements récents témoignent de ces nouvelles tensions. Début juin, le directeur des pages « Opinion » du New York TimesJames Bennet, a été licencié après la parution d’une tribune signée par un sénateur républicain appelant à l’envoi de l’armée contre les manifestations violentes. Tant au sein de la rédaction du quotidien new-yorkais que sur les réseaux sociaux, ce texte a suscité une vive émotion, certains estimant qu’il pouvait porter atteinte à la sécurité des personnes noires. Sans soutenir le contenu de cet article, d’autres personnalités ont estimé que James Bennet avait été limogé avec un empressement douteux, comme s’il fallait au plus vite donner satisfaction aux internautes en colère. Parmi les signataires de la présente tribune se trouvent d’ailleurs plusieurs grandes signatures du New York Times.

Autre renvoi ayant suscité l’indignation, celui de David Shor, un analyste de données qui a été licencié début juin par son employeur, Civis Analytics, une société de conseil politique proche des démocrates. Il était reproché à M. Shor d’avoir retweeté l’étude d’un chercheur, de l’université de Princeton (New Jersey), qui tendait à démontrer que les manifestations violentes, comme il a pu y en avoir récemment aux Etats-Unis pour dénoncer les violences policières, ont un impact positif sur le vote républicain. Cette attention portée aux conséquences néfastes des manifestations violentes avait été considérée, par certains militants, comme une manière de faire taire la colère des populations noires aux Etats-Unis.

D’autres intellectuels ne partagent pas cette vision du débat sur la « cancel culture ». Ils estiment au contraire qu’il va permettre de donner davantage la parole aux minorités généralement moins ou peu entendues. D’autres encore jugent que les dénonciateurs de la « cancel culture » font fausse route : selon eux, les menaces sur la liberté d’expression viendraient bien davantage de l’extrême droite que de la gauche radicale. Ils ajoutent que le recours à l’intimidation et à la violence pour faire taire ses opposants serait d’abord et avant tout, aux Etats-Unis, le fait des suprémacistes blancs. Ils rappellent également que Donald Trump a, lui aussi, durement attaqué la « cancel culture » le 4 juillet.

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