Mazarine Pingeot est agrégée de philosophie et autrice. Elle a notamment écrit « La Dictature de la transparence » (Robert Laffont, 2016) et « Se taire » (Julliard, 2019).
vendredi 27 novembre 2020
dimanche 23 août 2020
A mes amis féministes - Ne nous trompons pas de combat(s)
- Dans mon domaine, celui de la mobilité urbaine, les lunettes "genre" permettent d'apporter un nouveau regard et améliorer le niveau de service des transports au profit de tous et toutes
- La question sensible: quel chemin pour atteindre l'égalité H/F?
- Sur les principes de la justice en France et du tribunal médiatique
- Sur l'arbre qui cache la forêt
- Sur l'art
« Les nominations de Darmanin et Dupond-Moretti discréditent les ambitions françaises de promotion des droits des femmes »
Un collectif de 91 intellectuelles et militantes féministes de plus de 35 pays, dont Shirin Ebadi, Prix Nobel de la paix, et Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de littérature, expliquent pourquoi ces nominations marquent un virage antiféministe.
Tribune. Nous, militantes, intellectuelles, femmes politiques féministes, issues de plus de trente-cinq pays du monde, avons appris avec sidération, le 6 juillet, les nominations au poste de ministre de l’intérieur de la France de M. Gérald Darmanin et à celui de ministre de la justice de M. Eric Dupond-Moretti. Ce remaniement du gouvernement français représente un virage politique antiféministe, dont la portée dépasse largement les frontières de la France. Il vient renforcer le backlash [« retour de bâton »] contre les femmes, dont nous sommes victimes sur tous les continents, en violation de nos droits fondamentaux.
En effet, M. Darmanin fait l’objet d’une procédure judiciaire pour viol, harcèlement sexuel et abus de confiance, qu’il aurait commis à l’encontre de Sophie Patterson-Spatz en 2009. Bien qu’il soit légalement présumé innocent, nous considérons comme politiquement impensable et inacceptable une telle promotion, compte tenu de l’instruction en cours. Nous alertons sur le risque que la nomination de M. Darmanin au poste de ministre de l’intérieur, autorité hiérarchique des policiers chargés de l’enquête sur ses agissements, pourrait faire peser sur l’indépendance de la procédure.
Nous ne pouvons également nous empêcher de penser que la nomination du nouveau ministre de l’intérieur jette le discrédit sur les témoignages des victimes de violences sexistes et sexuelles, à un moment où les mouvements féministes du monde entier revendiquent la centralité de cette parole après des décennies de stigmatisation et de loi du silence. Comme si cela n’était pas suffisant, Gérald Darmanin s’est aussi prononcé contre le mariage des personnes de même sexe en 2012 et 2013.
Un promoteur de la culture du viol
Nous sommes également abasourdies par le choix de l’avocat Eric Dupond-Moretti, lequel a eu dans la presse, et ce à diverses reprises, des propos et positionnements ouvertement sexistes, remettant en question les souffrances des femmes et témoignant de sa méconnaissance et de son incompréhension flagrantes des dynamiques de pouvoir entre les hommes et les femmes.
Il a attaqué #metoo, le mouvement social planétaire de libération de la parole des femmes, porteur, pour nous, de tant d’espoirs d’égalité. Comment ne pas se rappeler aussi que M. Dupond-Moretti s’est positionné en 2018 contre la reconnaissance en droit français du délit d’outrage sexiste, censé protéger les femmes et les filles du harcèlement de rue qu’elles subissent au quotidien ?
Si toute personne a le droit d’être défendue au cours d’un procès équitable, nous sommes néanmoins indignées que M. Dupond-Moretti ait, au cours de certaines de ses plaidoiries, ouvertement humilié, insulté et menacé des plaignantes, comme dans l’affaire contre Georges Tron, en total mépris du traumatisme que cela pouvait leur infliger. Ainsi, M. Dupond-Moretti s’est, selon nous, affiché comme un promoteur de la culture du viol, en minimisant, trivialisant et véhiculant de fausses idées sur les violences sexistes et sexuelles.
Ces nominations constituent un affront aux victimes de violences, aux défenseuses des droits des femmes, aux féministes françaises et, de manière globale, à la lutte portée par les femmes pour le respect de leurs droits et de leur dignité dans le monde entier.
Nous sommes d’autant plus consternées qu’elles interviennent dans un quadruple contexte. D’abord, celui d’une révolution féministe mondiale, portée notamment par #metoo, amplifiée par divers collectifs et par les mouvements de grèves des femmes, unifiées sous le slogan « Quand les femmes s’arrêtent, le monde s’arrête ». Ces mouvements s’inscrivent eux-mêmes dans un contexte global de mobilisations sociales accrues contre les discriminations et les inégalités, qu’elles soient racistes, de classes, fondées sur le genre, ou toute autre forme d’exclusion.
Impunité des agresseurs
De surcroît, ces décisions tombent alors que progresse de manière sans précédent la parole des femmes et des féministes en France, au travers de l’émergence et du renforcement de différents groupes, tels que #noustoutes ou le mouvement de collages contre les féminicides, qui a recouvert les murs de France de milliers de messages depuis près d’un an.
Enfin, la récente pandémie de Covid-19 a révélé davantage encore l’ampleur des violations des droits des femmes, en particulier des violences et des atteintes à leur santé sexuelle et reproductive, et amené à une forte mobilisation des mécanismes internationaux et nationaux de protection des droits humains.
« Comment les autorités françaises peuvent-elles remettre en cause avec autant de mépris l’héritage d’Olympe de Gouges, Simone Veil, Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi ? »
Dans ces contextes, et alors que le président Emmanuel Macron a proclamé l’égalité femmes-hommes grande cause de son quinquennat et promis une « politique étrangère féministe », ces nominations constituent un virage antiféministe qui discrédite les ambitions françaises de promotion des droits des femmes sur son territoire et à l’étranger.
Elles viennent conforter d’autres gouvernements restés sourds au combat pour l’égalité et contre les violences généralisées que subissent les femmes. Elles donnent un feu vert à la poursuite de l’impunité des agresseurs qui prévaut en France et dans d’autres contextes. Comment les autorités françaises peuvent-elles remettre en cause avec autant de mépris l’héritage d’Olympe de Gouges, Simone Veil, Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi, et le combat vigoureux de tant de féministes de la nouvelle génération ?
Nous, militantes féministes, exprimons notre solidarité la plus totale aux femmes et féministes françaises et leur apportons notre soutien inébranlable dans leur combat pour l’égalité et contre la culture de l’impunité des puissants et des auteurs de violences sexistes et sexuelles. Votre combat est aussi le nôtre.
Le remaniement ministériel en France est une expression supplémentaire de la recrudescence des attaques dont nous faisons l’objet partout dans le monde. Il appelle à une union de nos voix et de nos efforts. Nous ne tolérerons ni reculs ni marginalisation de nos luttes. Notre colère ne faiblira pas car nos droits et notre dignité ne sont pas négociables. Face au backlash, la solidarité internationale doit s’intensifier aux quatre coins du monde. Nous nous y employons.
Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de littérature, Biélorussie ; Souhayr Belhassen, présidente d’honneur de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH), Tunisie ; Fanta Doumbia, présidente de l’Organisation des femmes actives de Côte d’Ivoire, coordinatrice du Réseau d’action contre les violences sexuelles ; Shirin Ebadi, Prix Nobel de la paix, présidente de l’association Defenders of Human Rights Centre, Iran ; Shoukria Haidar, présidente de l’association Negar-Soutien aux femmes afghanes ; Martha Karua, chef de la National Rainbow Coalition (NARC), ancienne ministre de la justice du Kenya ; Azadeh Kian, professeure de sociologie, université Paris-VII, Iran-France ; Kholod Massalha, journaliste, défenseuse des droits humains, directrice d’I’lam-Arab Center for Media Freedom, Development and Research, Palestine ; Maria de la Luz Estrada Mendoza, directrice exécutive de l’Observatoire citoyen national des féminicides, Mexique ; Taslima Nasreen, militante féministe, auteure, médecin, Bangladesh ; Pinar Selek, écrivaine, sociologue et militante féministe, Turquie ; Debbie Stothard, coordinatrice et fondatrice d’Altsean-Burma, Malaisie ; Wassyla Tamzali, écrivaine et féministe, ancienne directrice des droits des femmes de la Méditerranée à l’Unesco, Algérie.
https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/07/15/le-remaniement-gouvernemental-discredite-les-ambitions-francaises-de-promotion-des-droits-des-femmes_6046200_3232.html
Thomas Chatterton Williams : « Un espace public corseté par la “cancel culture” ne sert pas les intérêts des minorités »
L’écrivain américain est l’un des instigateurs de la tribune signée par 150 intellectuels et artistes contre l’intolérance de la nouvelle gauche antiraciste à l’encontre des points de vue dissonants. Dans un entretien au « Monde », il analyse les débats qu’elle suscite
Entretien. Thomas Chatterton Williams est un essayiste et journaliste américain. Il est l’un des cinq intellectuels américains à l’origine de la récente tribune contre la cancel culture, parue dans Le Monde (daté 9 juillet), Harper’s Magazine et bien d’autres publications à travers la planète. Plus de 150 journalistes, écrivains et artistes, dont Mark Lilla, Margaret Atwood, Wynton Marsalis, ont soutenu ce texte dénonçant la tendance qui existerait au sein de la nouvelle gauche antiraciste à vouloir faire taire toute voix jugée non conforme.
Thomas Chatterton Williams collabore notamment avec Harper’s, The New York Times. Il a publié dans The New Yorker une enquête sur l’influence des penseurs d’extrême droite français aux Etats-Unis. Après Une soudaine liberté (Grasset, 2019), il devrait faire paraître, l’hiver prochain, Autoportrait en noir et blanc, aussi chez Grasset.
Qu’est-ce que la « cancel culture » ?
C’est un phénomène, qui, sans être nouveau, a peu à peu pris de l’ampleur. Ce mouvement prend la forme d’attaques coordonnées, généralement lancées en ligne, contre quelqu’un afin de ruiner sa réputation et de lui faire perdre son emploi.
Ses détracteurs se mobilisent, car ils estiment que cette personne a tenu des propos ou s’est comportée d’une manière jugée infamante. Très souvent, le geste condamné ne porte pas atteinte à une norme établie, mais à de nouvelles normes défendues par des milieux très mobilisés, souvent pour des causes justes, comme la lutte contre le racisme.
La « cancel culture » ne se limite donc pas à l’insulte ou à une prise à partie, elle cherche à vous atteindre plus personnellement. Un climat de peur, contraire à la liberté d’expression, s’installe de ce fait, et les rapports sociaux deviennent plus brutaux.
Qui est visé par ces attaques ?
La foule se déchaîne tout particulièrement contre les personnes occupant des postes dans des institutions culturelles, médiatiques ou universitaires, mais pas uniquement.
L’un des exemples les plus connus date de 2013 et concerne une inconnue, Justine Sacco, directrice d’une société de relations publiques, qui, avant de monter à bord d’un avion entre Londres et Sowetho, fait sur Twitter une mauvaise blague, écrivant qu’elle n’attrapera pas le sida parce qu’elle est Blanche. Elle n’avait alors que 170 abonnés à son compte. Mais, au moment de l’atterrissage, sa vie était en ruine. Son employeur l’avait renvoyée et elle était désormais une paria. Sa blague n’était pas drôle, mais il faut préserver un espace pour la maladresse, même l’ironie déplacée, sans qu’elle soit aussi durement sanctionnée.
Autre exemple, Bret Weinstein, un professeur de biologie, a dû quitter son emploi en 2017 au Evergreen State College (Etat de Washington), une université américaine, parce qu’il a refusé de participer à une journée durant laquelle les Blancs devaient s’abstenir de venir sur le campus, afin de le laisser complètement aux personnes issues des minorités. Il a choisi de s’y rendre quand même, ce qui a suscité une forte vague d’indignation. Face à la pression, et alors que l’université ne prenait pas sa défense, sa femme et lui ont été contraints de démissionner.
Nous avons la chance de vivre dans des sociétés qui protègent la liberté d’expression, ne laissons pas s’installer des attitudes autoritaires promptes à punir durement tout manquement à l’idéologie. Les écrivains en ont le devoir, et c’est pour cela je crois qu’ils ont été si nombreux à signer cette tribune.
Les réseaux sociaux, tout particulièrement Twitter, jouent un rôle important dans la diffusion de la « cancel culture ». Pourquoi ?
Très souvent, c’est en effet sur les réseaux sociaux que des campagnes s’organisent contre quelqu’un. La foule se mobilise sur Twitter et l’indignation monte. L’employeur de cette personne est alors interpellé, jusqu’au moment où une procédure d’enquête ou de licenciement est engagée contre elle. Mais la perte de son emploi ne suffit pas, il faut en plus stigmatiser cette personne, le pardon n’est pas possible.
Twitter joue un autre rôle, c’est aussi le lieu où se diffusent ces nouvelles normes, notamment au sein de la profession journalistique qui l’emploie massivement aux Etats-Unis. De sorte que les journalistes fréquentent en ligne des réseaux informels où l’on s’entre-surveille et où il est important de se conformer à la nouvelle orthodoxie, même si l’opinion publique américaine ne partage pas ces nouvelles valeurs.
Si bien que, dans les rédactions américaines, une forme d’autocensure s’installe et les relations de travail se tendent. La chroniqueuse du New York Times Bari Weiss a récemment annoncé son départ de ce prestigieux quotidien en expliquant qu’elle ne supportait plus « l’intimidation » qu’elle disait subir parce que certains de ses collègues n’acceptaient pas ses points de vue.
Comment la tribune pour dénoncer la « cancel culture » est-elle née ?
Elle a pris forme lors de conversations entre Mark Lilla, George Packer, David Greenberg, Robert Worth et moi-même. Il y a parmi nous des journalistes, des écrivains et des professeurs d’université. Nous étions tous choqués et troublés par le climat d’intolérance, proche de la censure, qui s’est installé dans les milieux que nous fréquentons. Chacun d’entre nous avait ses raisons et avait en mémoire de récents incidents.
Nous avons écrit collectivement cette tribune, puis sollicité des signataires. Il était en outre très important pour nous de publier cet article à l’étranger et pas uniquement aux Etats-Unis. L’influence de notre pays fait que les usages américains se répandent facilement. La tribune est parue en Allemagne, au Japon, en Espagne et encore ailleurs. Depuis, en tant que porte-parole du groupe, je suis constamment sollicité par la presse. Le débat suscité ne fait que commencer, même s’il est vrai que nous ne nous attendions pas à un tel succès.
Nos détracteurs nous reprochent de jouer les chiens de garde veillant sur les privilèges d’une élite intellectuelle vieillissante, comme si nous voulions empêcher les minorités qui cherchent aujourd’hui à se faire entendre d’avoir accès à l’espace public. C’est tout l’inverse. Je ne vois pas comment les intérêts de ces minorités seraient servis par un espace public corseté. Ce sont en général les premières à souffrir lorsque la liberté d’expression est limitée.
En 1981, le « New York Times » adoptait le ton de la dérision pour parler de l’affaire Faurisson et écrivait que le linguiste Noam Chomsky avait soulevé une tempête dans un verre d’eau en défendant cet auteur négationniste au nom de la liberté d’expression. Aujourd’hui, ce droit consacré de façon absolue par le premier amendement à la Constitution américaine semble embarrasser le « New York Times ». Pourquoi ?
Ce quotidien n’occupe plus la même place aux Etats-Unis et dans le monde qu’à l’époque. Son audience est plus grande que jamais et il est soumis à de très fortes pressions afin de satisfaire différents publics. Encore récemment, les Américains lisaient la presse locale, mais les quotidiens régionaux font aujourd’hui face à de très graves difficultés.
Plus généralement, ce quotidien fait aussi face à une évolution de la société américaine, où les différends se règlent de moins en moins par la discussion, mais en faisant immédiatement appel aux autorités ou à la direction, ou encore en affirmant que votre sécurité se trouve compromise par les agissements d’un autre.
C’est notamment ce qui s’est produit après la parution d’une tribune qui a entraîné le départ de James Bennet du New York Times. Signée par le sénateur républicain Tom Cotton, elle appelait à l’envoi des troupes contre les émeutes éclatant en marge du mouvement Black Lives Matter. Certains journalistes noirs couvrant les manifestations ont jugé que cet article mettait en jeu leur sécurité.
Différents courants de pensée existent au sein du New York Times, et une lutte est en effet en cours pour définir quelles valeurs il doit incarner. Ce combat prend parfois des contours générationnels, entre de jeunes journalistes très attachés à la défense des minorités, et des rédacteurs plus âgés davantage soucieux de préserver la liberté d’expression.
Pourquoi viser la gauche, alors que c’est l’extrême droite qui se livre le plus ouvertement à l’intimidation et à la violence ?
Les idées de gauche dominent au sein des institutions culturelles, médiatiques et universitaires. Ces institutions ont un fort pouvoir de prescription afin d’établir quelles sont les normes sociales jugées acceptables. La propagation de l’intolérance dans ces milieux doit donc nous préoccuper, car ce phénomène pourrait demain s’inviter dans le débat politique.
Quel regard portez-vous sur le mouvement Black Lives Matter ?
Je soutiens pleinement son combat contre les pratiques abusives de la police. Aux Etats-Unis, la police est ultra-militarisée et fait usage d’une violence extrême. Beaucoup trop de gens sont tués par elle. Les Noirs de façon disproportionnée, même si en nombre absolu les Blancs sont deux fois plus nombreux à mourir à cause de la police chaque année.
Une réforme rigoureuse de la police profiterait donc à tous et bien entendu avant tout aux Noirs. Je me méfie cependant de l’idée voulant que certaines vies seraient fondamentalement noires, tandis que d’autres seraient blanches, latinos, etc. Attention à ne pas réifier ces catégories. Je préfère l’universalisme au discours voulant qu’il y ait des différences raciales irréductibles.
N’oublions pas non plus la dimension sociale des violences policières. Ce sont des gens pauvres qui meurent sous les coups de la police, et pourtant nous feignons de l’ignorer. George Floyd n’était pas qu’un homme noir, il était un homme noir pauvre. Il serait toujours en vie s’il était un bourgeois.
Aux Etats-Unis, la nouvelle gauche, née des mouvements #metoo et Black Lives Matter, serait à l’origine d’un phénomène qui inquiète de nombreux intellectuels américains, la « cancel culture », autrement dit une tendance à vouloir faire taire des voix jugées dissonantes, dangereuses ou haineuses. Né sur les réseaux sociaux, ce phénomène se traduit par des mobilisations qui ont fini par provoquer des démissions, renvois, annulations de conférence, etc. Cinq des auteurs de la tribune que nous publions (Mark Lilla, Thomas Chatterton Williams, George Packer, David Greenberg et Robert Worth) sont des intellectuels engagés dans la défense de la liberté d’expression. Avec les 150 personnalités qui se sont jointes à leur appel, ils estiment qu’une frange de la gauche radicale américaine pratiquerait ainsi une forme de censure. Publié sur le site du mensuel américain Harper’s, ce texte devrait l’être également en Allemagne, en Espagne et au Japon.
Plusieurs événements récents témoignent de ces nouvelles tensions. Début juin, le directeur des pages « Opinion » du New York Times, James Bennet, a été licencié après la parution d’une tribune signée par un sénateur républicain appelant à l’envoi de l’armée contre les manifestations violentes. Tant au sein de la rédaction du quotidien new-yorkais que sur les réseaux sociaux, ce texte a suscité une vive émotion, certains estimant qu’il pouvait porter atteinte à la sécurité des personnes noires. Sans soutenir le contenu de cet article, d’autres personnalités ont estimé que James Bennet avait été limogé avec un empressement douteux, comme s’il fallait au plus vite donner satisfaction aux internautes en colère. Parmi les signataires de la présente tribune se trouvent d’ailleurs plusieurs grandes signatures du New York Times.
Autre renvoi ayant suscité l’indignation, celui de David Shor, un analyste de données qui a été licencié début juin par son employeur, Civis Analytics, une société de conseil politique proche des démocrates. Il était reproché à M. Shor d’avoir retweeté l’étude d’un chercheur, de l’université de Princeton (New Jersey), qui tendait à démontrer que les manifestations violentes, comme il a pu y en avoir récemment aux Etats-Unis pour dénoncer les violences policières, ont un impact positif sur le vote républicain. Cette attention portée aux conséquences néfastes des manifestations violentes avait été considérée, par certains militants, comme une manière de faire taire la colère des populations noires aux Etats-Unis.
D’autres intellectuels ne partagent pas cette vision du débat sur la « cancel culture ». Ils estiment au contraire qu’il va permettre de donner davantage la parole aux minorités généralement moins ou peu entendues. D’autres encore jugent que les dénonciateurs de la « cancel culture » font fausse route : selon eux, les menaces sur la liberté d’expression viendraient bien davantage de l’extrême droite que de la gauche radicale. Ils ajoutent que le recours à l’intimidation et à la violence pour faire taire ses opposants serait d’abord et avant tout, aux Etats-Unis, le fait des suprémacistes blancs. Ils rappellent également que Donald Trump a, lui aussi, durement attaqué la « cancel culture » le 4 juillet.
Marc-Olivier Bherer
Publié le 26 juillet 2020
Noëlle Lenoir : « Certains mouvements féministes sont révélateurs d’une évolution vers un radicalisme teinté de communautarisme »
Tribune. Jamais je n’aurais imaginé prendre la plume pour m’insurger contre une certaine forme de féminisme qui tient plus à mes yeux du sectarisme que du militantisme. Jamais je n’aurais pensé que pourrait être importé en France un féminisme dont les modes d’action s’attachent moins à la défense de la cause des droits des femmes qu’au déboulonnage d’« hommes blancs et hétérosexuels » cloués au pilori pour des propos relevant de la liberté d’expression, comme les déclarations d’Eric Dupond-Moretti concernant le mouvement #Metoo, ou pour des comportements loin d’être avérés comme veulent le laisser penser certains slogans taxant, sans preuves, de viol la relation entre Gérald Darmanin et une jeune femme l’ayant contacté, au surplus, semble-t-il, pour lui demander d’interférer dans le cours de la justice.
Je ne suis pas naïve. Je sais bien que les manifestations organisées par ces féministes pour conspuer deux personnalités de grande valeur, mais ayant eu « le malheur » de voir leurs mérites reconnus au point d’en faire des ministres du gouvernement de la France, ont une forte connotation politique.
Justice de rue
Pour autant, je suis inquiète de l’agressivité qui s’empare de manifestants qui entendent substituer ce que l’on appelle aujourd’hui la « justice de rue », qui confine au lynchage de triste mémoire, à la justice tout court, qui exige modération et non pas exaltation.
Que l’on ne s’y trompe pas. Je suis féministe par ma pensée et par mes actes, et je dirai même par ma naissance. Je n’ai dans ma famille que des exemples féminins de bravoure et d’intelligence : ma mère qui, autonomisée dès 16 ans, a créé sa propre entreprise et nourri sa famille grâce à son labeur et son intrépidité ; ma tante, première femme élue bâtonnière en France, à Versailles en 1959 ; mon autre tante, résistante communiste déportée à Ravensbrück ; ma grand-mère, d’origine russe, qui a figuré parmi les premières femmes avocates en France au tout début du XXe siècle, et j’en passe.
J’essaie de suivre leur exemple, il m’inspire. Ces femmes ont lutté pour leurs droits et en ont assumé parfois les conséquences. Elles ne sont jamais tombées dans l’écueil consistant à accréditer l’idée d’une responsabilité collective de la gent masculine « blanche », au motif que les femmes se sont vu dénier tout droit à l’égalité pendant des siècles, et plus spécialement, d’ailleurs, au XIXe siècle et au début du XXe siècle.
Faire peser sur un groupe d’individus définis par leur origine et leur genre une responsabilité collective est inacceptable moralement. C’est également absurde car l’histoire est bien plus complexe que cela. La juger avec nos yeux et notre mentalité d’aujourd’hui demande de la connaître parfaitement et de savoir la resituer dans son contexte différent du nôtre ; en d’autres termes, de faire primer l’approche scientifique et le jugement sur la pure émotion.
En 2005, j’ai préfacé l’ouvrage d’une féministe américaine, Catharine MacKinnon, Le Féministe irréductible (éd. des Femmes, 2004). Je l’ai fait parce que cette universitaire de talent a magistralement analysé le droit au travers de la suprématie masculine, qui a été la norme en Occident et reste plus que jamais la norme en Orient. Surtout, elle avait promu la reconnaissance par la Cour suprême des Etats-Unis du harcèlement sexuel, qui n’est autre que l’expression d’une domination abusive, et avait également été l’avocate bénévole des femmes victimes d’atrocités sexuelles lors de la guerre des Balkans.
Les guerres donnent lieu à des comportements d’une cruauté inhumaine dont les violences sexuelles contre les femmes et les enfants, mais aussi les hommes, sont l’une des marques les plus révoltantes. Je voulais donc saluer aussi le travail de Catharine MacKinnon, qui a permis d’élever le niveau de la conscience publique sur l’abomination que constitue l’utilisation du corps humain comme arme de guerre.
Notre modèle de vivre-ensemble
Au-delà de l’engagement de son auteure, ce livre, à la vision passablement radicale des rapports entre les hommes et les femmes, renvoie pour moi maintenant à la question de l’évolution du féminisme en France. Jusqu’à la période récente, notre pays se distinguait du modèle des autres pays occidentaux, et singulièrement des Etats-Unis.
En 1995, Mona Ozouf, dans Les Mots des femmes (Fayard), souligne qu’on imagine mal, en France, qu’une universitaire réputée comme Maryline French « puisse écrire que les hommes sont engagés dans une guerre mondiale contre les femmes » car en France – fort heureusement –, « on n’oppose pas des hommes collectivement coupables à des femmes collectivement victimes ».
Voilà pourquoi j’observe et je redoute certains des changements à l’œuvre dans la société française. Il est clair que certains mouvements féministes ou antiracistes, comme ceux à l’origine des dernières manifestations mobilisées par Caroline de Haas et Assa Traoré, sont révélateurs d’une évolution à l’américaine vers un radicalisme teinté de communautarisme allié à l’intolérance. Si cette mutation s’opérait, promue par certains courants politiques, c’en serait fini de l’universalisme qui fait encore notre spécificité à travers le monde.
Nous aurions tout à perdre. Le dialogue deviendrait impossible et l’essentialisme primerait. Aussi, il est temps que nous réagissions et que les responsables politiques attachés à notre modèle de vivre-ensemble s’expriment sans crainte pour défendre, contre le sectarisme, notre héritage des Lumières.
Noëlle Lenoir est avocate, ancienne ministre chargée des affaires européennes (2002-2004), membre honoraire du Conseil constitutionnel.
https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/07/15/noelle-lenoir-certains-mouvements-feministes-sont-revelateurs-d-une-evolution-vers-un-radicalisme-teinte-de-communautarisme_6046209_3232.html
Mazarine Pingeot au sujet des nouveaux combats féministes : « Ce mortel ennui qui me vient… »
Publié le 28 juillet 2020 à 05h00 -mis à jour le 13 août 2020