"Trois ouvrages qui viennent de paraître proposent de remettre la notion même d’emploi sur le métier. Et si on mesurait son utilité sociale ?
«Boulot de merde» : l’expression est devenue courante dans la bouche de travailleurs, qu’ils soient contraints d’exécuter des tâches inutiles (voire néfastes) pour survivre, ou bien que ce qui devait être un métier sensass se révèle insatisfaisant en raison des conditions dans lesquelles on l’exerce. Boulots de merde, c’est aussi le titre d’un livre des journalistes Julien Brygo et Olivier Cyran, qui tentent de diagnostiquer un certain état du travail en France.
Dans une époque où avoir un travail, peu importe lequel, est considéré comme le principal aboutissement d’une existence, prend-on au moins la peine de se demander : «Quel travail ?». Auteurs de reportages dans Là-bas si j’y suis et le Monde diplomatique, Julien Brygo et Olivier Cyran affirment d’entrée de jeu qu’ils vont dépasser le constat dressé par l’anthropologue David Graeber dans un article, paru en 2013, qui avait installé dans le paysage intellectuel le concept de «bullshit jobs».
Le travail dévoyé
Graeber se contentait de toucher du doigt, sans l’approfondir, la question de l’utilité sociale des métiers. Julien Brygo et Olivier Cyran préfèrent s’inspirer d’une étude britannique commandée par la New Economics Foundation en 2009. Les trois auteures, Eilis Lawlor, Helen Kersley et Susan Steed, tentaient de peser les coûts et les bénéfices des métiers, et envisageaient que leur rémunération soit proportionnelle à leur utilité sociale. Dans cette perspective, un publicitaire, dont le travail conduit à l’endettement, la surconsommation et l’obésité, se révèle bien plus néfaste qu’un agent de nettoyage à l’hôpital, dont le travail permet d’éviter les infections nosocomiales. Partant de quoi, le second pourrait être rémunéré dix fois plus, tandis que le publicitaire pourrait disparaître : le monde ne s’en porterait pas plus mal.
Les reportages de Cyran et Brygo les emmènent pour commencer à un «salon des petits boulots de merde», SoJob de son nom, où ils assistent au show d’un «formateur spécialisé en ressources humaines et en management motivationnel». Beaucoup de mots pour un enseignement, dont son public de galériens est censé se satisfaire : il faut montrer à l’employeur qu’on a envie de décrocher le poste. Même s’il s’agit de se retrouver hôtesse d’accueil dans un palace parisien, comme Léa, 24 ans, payée à faire la plante verte et royalement ignorée par la clientèle huppée du lieu. C’est le début de la chaîne des boulots de merde. A l’autre bout, se trouvent d’autres personnes qui, elles, adorent ce qu’elles font : des conseillers en gestion de portefeuille, qui aident leurs clients à défiscaliser ou à profiter du système actionnarial au terme duquel les salariés sont contraints à plus de productivité. Il faut dire que leur boulot leur rapporte gros. Et puis il y a les gens entre ces extrémités.
A Dunkerque, par exemple, des gens travaillent dans une entreprise d’agents de sécurité chargée d’intercepter les éventuels migrants désireux de rejoindre l’Angleterre. La direction met en avant l’aspect «humaniste» de l’opération, en soulignant que ses employés sont formés aux premiers soins, mais la plupart ne savent pas ce qu’ils font là. Leur patron, lui, se pose moins de questions. Pour lui, l’opération est belle. Les auteurs la résument ainsi : «Recruter des pauvres d’ici pour maltraiter des pauvres de là-bas.»
Tout cela se fait, souvent, avec l’assentiment passif ou actif de l’Etat. A partir de 2007, deux ministres du Travail, Gérard Larcher, puis Eric Woerth, ont tout mis en œuvre, et ce malgré les sanctions du Conseil d’Etat, pour permettre aux sociétés exploitant des préposés à la distribution de prospectus de les payer non pas pour leur temps de travail, mais pour la réalisation de leurs objectifs (inatteignables). On appelle cela la «quantification préalable».
Plus loin, dans l’obsession du «qu’importe le salaire, tant qu’on a l’emploi», il y a le système du service civique, une bonne manière de faire travailler les jeunes sans les rémunérer. Au bout de cette logique, on finit par se retrouver dans un monde où il va désormais falloir payer pour travailler. C’est ce que décrit la journaliste Valérie Segond dans Va-t-on payer pour travailler ? en prenant le cas des jeunes pilotes d’avions de ligne. Dans un secteur en pleine «ryanairisation», il leur faut désormais «payer pour se former, payer pour accéder à l’employeur, payer pour acquérir une expérience et devenir enfin "employable"». Evoquant elle aussi la quantification préalable et les dispositifs dits «d’insertion» qui permettent surtout de contourner le Smic, elle dresse un bilan accablant de la dégradation du travail, au moment où sa «valeur» est vantée.
Course absurde
Mais de quelle valeur parle-t-on ? Car tout nous ramène à ceci : on ne devrait pas avoir à travailler autant. Les technologies ont permis des gains de production qui ont rendu une grande partie du travail inutile. Sauf qu’au lieu d’embrasser le gain de temps ainsi engendré, qui aurait pu bénéficier à toute la société, les responsables politiques se sont échinés, et continuent de le faire, à faire travailler les gens plus et plus longtemps. A tel point que le sociologue Raphaël Liogier, dans un essai intitulé Sans emploi, postule qu’«il n’y a pas de solution au problème du chômage. Tout simplement parce qu’il n’y a pas de problème». Un nom revient dans son livre, comme dans celui de Julien Brygo et Olivier Cyran : André Gorz. En juin 1990, dans un article publié par le Monde diplo, le philosophe actait déjà la situation : «Dans l’ensemble des pays capitalistes d’Europe, on produit trois à quatre fois plus de richesses qu’il y a trente-cinq ans ; cette production n’exige pas trois fois plus d’heures de travail, mais une quantité de travail beaucoup plus faible.» Pour autant, «nous semblons décidés à ignorer que nos efforts d’efficacité, de rationalisation ont pour conséquence principale ce résultat […] de nous libérer du travail, de libérer notre temps, de nous libérer du règne de la rationalité économique elle-même», écrivait-il. Il voyait alors que la société capitaliste investissait un domaine : celui des «services aux personnes». Ainsi, «les deux, ou trois, ou quatre heures passées jusqu’alors à tondre le gazon, à promener le chien, à faire les courses et le ménage, à acheter le journal ou à s’occuper des enfants, ces heures sont transférées, contre paiement, sur un prestataire de services». On proposerait aux gens d’«acheter du travail de serviteur».
Vingt-six ans plus tard, la réalité semble lui donner raison, avec la multiplication des services en ligne permettant de se décharger d’un certain nombre de tâches, dans une économie prônant le «tous entrepreneurs, chacun sa merde». Les livreurs de Take Eat Easy en ont fait l’expérience quand la start-up en redressement judiciaire les a laissés sans payer le mois en cours.
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Dans leur livre, Brygo et Cyran racontent aussi comment on a vu réapparaître le métier de cireurs de chaussures, qui ne semblait qu’un lointain souvenir associé aux pires heures du capitalisme triomphant du début du XXe siècle. Pourtant, c’est bien en janvier 2014 que Jean Sarkozy, fils de, vice-président du conseil général des Hauts-de-Seine, a fièrement soutenu l’enseigne Cireurs, qui réunit des auto-entrepreneurs qui se sont lancés dans cette activité. Le conseil général a versé 50 000 euros à cette société au titre de«l’aide à l’économie sociale et solidaire». Il fallait bien dévoyer les mots pour justifier le dévoiement du travail."
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