lundi 26 décembre 2022

Grève à la SNCF : les leçons d’un mouvement social 2.0

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Grève à la SNCF : les leçons d’un mouvement social 2.0

Avec de nouvelles méthodes et de nouveaux outils, la grève hors syndicats des contrôleurs marque un tournant dans l’histoire des mouvements sociaux dans le groupe public ferroviaire.

Par Eric Béziat Publié le 24 décembre 2022 à 09h56, mis à jour à 07h27 

Au lendemain d’un week-end de grève qui aura vu 200 000 Français privés de leurs trains, l’heure était au retour à la normale. La signature d’un accord entre la direction et les syndicats de la SNCF, qui a mis un terme au conflit lancé par un collectif de contrôleurs, n’a pas empêché les perturbations autour de Noël. Les trains se préparant plusieurs jours à l’avance, ils n’avaient pas pu être reprogrammés à temps. Mais, lundi 26 décembre, les TGV et Intercités roulaient de nouveau comme prévu. Et surtout, pour le Nouvel An, les voyageurs échapperont à un nouvel épisode de galères et d’annulations.

Voilà qui met fin à un mouvement atypique à bien des égards. Portant sur des revendications spécifiques des contrôleurs, également appelés chefs de bord ou agents du service commercial train (ASCT), il a été porté par un groupe de contrôleurs, le Collectif national ASCT (CNA). Il marque à ce titre un tournant dans l’histoire des grèves du groupe public ferroviaire et illustre ce que pourrait être une forme de mouvement social 2.0. Comment un conflit échappant au cadre institutionnel habituel de la SNCF, y compris syndical, a-t-il pu ainsi prospérer ? Voici quelques éléments de réponse.

Des alertes mal relayées

« On a un dialogue social qui ne marche pas à grande vitesse, observe, ironique, Sabine Le Toquin, secrétaire nationale de la CFDT-Cheminots et contrôleuse. Il est faux de dire que les syndicats n’ont rien vu venir. Nous avons tous vu l’incendie prêt à éclater. Depuis le Covid, la situation n’était plus tenable pour les ASCT – pression face aux clients, incidents de sécurité, charge mentale et absence de reconnaissance. Nous avons alerté. Nous avons eu droit à une écoute polie, mais pas de vraie remontée de l’information, pas d’alerte à la direction. »

Dans leur ensemble, les syndicats incriminent la réorganisation sociale de la SNCF qui a accompagné la création des comités sociaux et économiques (CSE), remplaçants des comités d’entreprise. Les nouvelles instances sont devenues des machines énormes, gérant des milliers de salariés sur de vastes territoires, parfois à l’échelle de la France. Le système a entraîné la disparition de 70 % des représentants du personnel, élus syndiqués de proximité. « Maintenant, il faut parfois faire 200 kilomètres pour trouver celui qui va vous répondre, relève Mme Le Toquin. Les collectifs naissent d’absence de proximité avec le management de l’entreprise et avec les organisations syndicales. »

De son côté, le gouvernement semble avoir identifié ce point comme un sujet à traiter. Dans un entretien au JDD, le ministre des transports, Clément Beaune, a jugé, vendredi 23 décembre, nécessaire d’« avoir une écoute plus attentive au sein des entreprises publiques et (…) de réfléchir à des dispositifs d’alerte sociale, de négociations internes à l’entreprise ».

Une atomisation de l’entreprise et des revendications

« Depuis vingt ans, nous vivons des restructurations qui ont conduit à un éclatement de la SNCF, à un millefeuille d’organisations. Rien de tout cela n’a plus de sens, cela crée une catastrophe sur le terrain. » Ainsi parle F., contrôleur, compagnon de route du CNA, sans en être membre directement. Il évoque avec nostalgie le début de sa carrière, où l’on pouvait passer de chef de gare à contrôleur, de TER à TGV. La dernière réorganisation – majeure –, celle de la réforme ferroviaire de 2018, a séparé les principales activités de la SNCF en différentes sociétés anonymes (SA), dont la SA SNCF Voyageurs, qui emploie les contrôleurs.

« En éclatant l’entreprise, on a éclaté la revendication collective », estime Mme Le Toquin. De fait, cette nouvelle organisation en silos fait prospérer les doléances corporatistes, avec lesquelles les syndicats ne sont pas très à l’aise. « On a instauré une culture de la démobilisation, ajoute le contrôleur F., Face à cette dérive, le CNA a joué un rôle de lanceur d’alerte. »

Un franc rejet des institutions

Le conflit des contrôleurs de Noël aura été porté par le collectif des contrôleurs, à la dynamique spectaculaire. Sa page Facebook a rassemblé 3 500 personnes, à comparer aux 7 000 contrôleurs actifs (en équivalent temps plein). Il agrège d’anciens élus syndicaux déçus par le syndicalisme institutionnel et beaucoup de salariés qui étaient hors des circuits militants traditionnels.

Le collectif a prospéré sur Facebook et sur plusieurs boucles WhatsApp ou Telegram, où s’échangent informations et ressentis. « On ne se connaît pas pour la plupart et les commentaires ça part un peu dans tous les sens, relate F., le contrôleur anonyme, mais on s’est retrouvés dans le partage de notre mal-être. »

Une des caractéristiques du mouvement, c’est sa volonté farouche de mise à distance des institutions. Revendiqué comme asyndical, le CNA se méfie de toute récupération. L’un de ses leaders, animateur de la page Facebook, qui le week-end des 17 et 18 décembre cherchait à éviter que le mouvement n’affecte les départs de Noël, a dû se mettre en retrait, victime d’invectives et de menaces. La page Facebook a été d’ailleurs été mise en sommeil en début de semaine.

La méfiance, voire la défiance, envers la presse est également grande. Les membres du CNA évitent pour la plupart de parler aux journalistes. Ils semblent d’ailleurs avoir été meurtris par le traitement de leur actualité. « Nous dénonçons l’acharnement médiatique que les contrôleurs et les contrôleuses ont subi depuis plusieurs jours et nous n’oublierons pas », ont-ils écrit dans un communiqué publié vendredi 23 décembre.

S’ils ont eu besoin des syndicats pour disposer de préavis sans lesquels la grève dans les services publics serait illégale, les contrôleurs du collectif seraient, du moins pour certains d’entre eux, tentés de s’en émanciper complètement. « Ce qui se murmure en ce moment sur Telegram, raconte F., c’est : “Puisqu’on nous demande les mêmes efforts que dans le privé, pourquoi nous faudrait-il des préavis ? On devrait pouvoir se passer des préavis, comme dans le privé.” »

Le rôle inédit des syndicats

Un peu pris de court par l’activisme du CNA, les syndicats représentatifs à la SNCF ont tenté de s’adapter à cette nouvelle donne, en lui offrant – fait inédit – un cadre et les outils juridiques qui lui manquaient. En dehors de l’UNSA-Ferroviaire, organisation peu représentée chez les ASCT, tous ont déposé et maintenu des préavis permettant aux contrôleurs de faire grève à Noël et au jour de l’An, alors même qu’ils n’appelaient pas à la grève. Ils se sont fait les porte-parole des revendications du collectif lors des négociations avec la direction.

La CGT-Cheminots a eu beaucoup plus de mal que SUD-Rail et la CFDT-Cheminots à prendre en compte ce mouvement parallèle. « La CGT a refusé de soutenir le collectif depuis le début, précise F., puis a lancé son propre préavis avec ses revendications pour rester dans le “game”, car elle sentait le vent tourner. » Le communiqué du CNA saluant la fin du mouvement n’intègre d’ailleurs que ces deux derniers syndicats. SUD-Rail assume sans ambiguïté ce soutien à une organisation non syndicale. « SUD-Rail continuera à soutenir celles et ceux qui prennent leur destin en main », explique la fédération, qui rappelle qu’elle est aux côtés des contrôleurs auto-organisés depuis le mois d’octobre.


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