samedi 29 juin 2024

L’impitoyable chasse aux coûts de Carlos Tavares chez Stellantis

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L’impitoyable chasse aux coûts de Carlos Tavares chez Stellantis

Déjà champion de la gestion « low cost », le directeur général souhaite que 80 % de ses achats viennent de pays à bas coût d’ici à 2028 afin de faire monter sa rentabilité et son cours de Bourse. Il refuse de s’interroger sur l’impact politique des pertes d’emplois qui en résulterait.

Par Sophie Fay ( Detroit (Etats-Unis) )

Publié le 18 juin 2024 à 05h00

« On ne fait plus des voitures, on fait du fric. » Calme et pondéré, Benoît Vernier, délégué syndical central CFDT de Stellantis, n’a pas pour habitude de forcer le trait. Mais il regarde son entreprise avec inquiétude. Avec le recul des ventes de voitures électriques, une 3008 à batteries dont la production ne démarre pas sur les chapeaux de roues, les stocks qui s’empilent aux Etats-Unis, la pression sur les résultats est maximale.

Pour tenir les objectifs annoncés aux marchés financiers, Carlos Tavares coupe à la hache dans les coûts et dans les effectifs. Une méthode à laquelle se sont résignés les salariés lorsqu’il a fallu sauver PSA en 2014, puis réussir la fusion avec Fiat Chrysler en 2021, mais qui devient de plus en plus difficile à accepter : « On ne sait pas où Carlos Tavares va s’arrêter, notamment sur la recherche et développement » s’interroge M. Vernier. Au Brésil ou en Inde, un ingénieur revient 25 % à 30 % moins cher qu’en Europe ou aux Etats-Unis. Stellantis veut en profiter. Qu’est-ce qui restera en France à terme ? De l’autre côté des Alpes, les syndicats italiens se posent les mêmes questions.

Mais ils ne sont plus les seuls. Et la méthode Tavares commence à faire douter, au-delà de ses détracteurs habituels comme les représentants des salariés. Dans une note publiée le 21 mai, Philippe Houchois, analyste financier chez Jefferies, met en garde : « Nous sentons des signes de fatigue dans les équipes de Stellantis, à cause des départs et des inquiétudes sur la capacité du constructeur à rattraper les parts de marché perdues ou à s’ajuster encore à la baisse des volumes. »

Interpellé par le douanier

Depuis la fusion, la part de marché aux Etats-Unis est tombée de 12,6 % à 8,5 % et celle de Stellantis en Europe de 21,6 % à 16,5 %. Vertigineux, même si les marques vendent leurs modèles plus cher, avec des marges plus fortes. L’analyste note aussi que les relations de Carlos Tavares avec « l’écosystème industriel » – ses fournisseurs mais aussi ses distributeurs – sont très tendues. Il s’interroge donc : la stratégie de Stellantis « est-elle allée trop loin ? ». La marge opérationnelle du groupe, qui s’était envolée au niveau de celle de Mercedes en 2023, est retombée au début de cette année. Il interpelle le patron : « Carlos Tavares s’est-il endormi derrière le volant ? »

Pour répondre à ces interrogations, Stellantis a réuni, pour un « capital market day », analystes et investisseurs à Auburn Hills (Michigan), son siège américain, le 13 juin. A son arrivée à l’aéroport de Detroit, l’un des participants venu d’Europe a été interpellé par le douanier : « Ah, vous venez chez Stellantis. Vous allez parler du dernier plan de départs ? » La suppression de 400 postes d’ingénieurs annoncée en mars a marqué les esprits. Entre 2021 et 2023, les effectifs de Stellantis ont fondu de 12 % en Europe, de 13 % aux Etats-Unis. En France, un accord de rupture conventionnelle collective vise à faire partir 1 300 personnes supplémentaires d’ici à août 2025. Des dizaines d’employés des sites informatiques sont, eux, transférés chez un prestataire de services, Kyndryl (ex-IBM). Le marché automobile, il est vrai, n’a jamais retrouvé, hors de Chine, les volumes de vente qu’il avait avant la pandémie de Covid-19.

Pour justifier sa stratégie, qu’il applique sans états d’âme, Carlos Tavares rappelle sans cesse sa vision « darwinienne » du monde de l’automobile. Il est convaincu qu’un vaste mouvement de concentration va se produire autour de cinq constructeurs de taille mondiale, dont Tesla, Toyota, un géant chinois et, promet-il, Stellantis. Pour faire partie des survivants, il ne voit qu’une solution : dégager une marge opérationnelle plus élevée que celle de ses concurrents et soigner ses actionnaires, pour faire monter sa valeur en Bourse.

A Auburn Hills, il leur a promis le versement de 7,7 milliards d’euros de dividendes et de rachats d’actions en 2024 et vise, pour 2025, la fourchette supérieure de sa politique de distribution de dividendes (25 % à 30 % du bénéfice). Qui voudrait-il racheter ? Dans une note, Michael Foundoukidis, analyste pour la banque Oddo, parie sur General Motors, qui n’a pas d’activités en Europe, même si une telle fusion poserait d’énormes questions de concurrence.

Encore faut-il, pour cela, être plus compétitif que ses rivaux chinois. Même « si la vague est beaucoup plus forte que tout ce que nous imaginions il y a trois ou quatre ans », pas question « d’être sur la défensive », prévient Carlos Tavares, qui veut « surfer dessus ». Aucun remerciement, donc, à la Commission européenne qui tente de protéger l’industrie européenne. « Ceux qui se sentent protégés par les droits de douane sont naïfs. La seule protection qui existe, c’est la performance, insiste Carlos Tavares. C’est ce que j’explique sans cesse à mes syndicats. » Les constructeurs qui ne réduiront pas l’écart de coûts avec les marques chinoises – qu’il estime à 30 % – deviendront des proies. « Les opportunités seront évidentes », affirme-t-il.

Sur la même base technologique

Sa potion pour réduire les coûts est clairement affichée. Ned Curic, le directeur de la technologie, a rappelé la première phase : Stellantis s’organise pour que les voitures de ses 14 marques soient conçues sur la même base technologique, la même « plate-forme », ce qui ne les empêchera pas d’avoir un look ou une sensation de conduite différents. Le groupe vise six plates-formes au total (très petites/petites/grandes/moyennes voitures et utilitaires), au lieu de 21 aujourd’hui.

« La plate-forme STLA Medium, inaugurée cette année avec le lancement du nouveau Peugeot 3008, sera également utilisée pour l’Opel Grandland, la Citroën C5 Aircross, la Peugeot 5008, la Jeep Compass, etc. avec, au total, près de 20 modèles déjà programmés d’ici à 2027 », cite en exemple Michael Foundoukidis. Ces plates-formes sont « multi-énergie », elles permettent donc de faire des voitures en version hybride, hybride rechargeable ou tout-électrique. Dès 2027, Stellantis pense ainsi produire des véhicules électriques au même coût que les thermiques, malgré le prix de la batterie. Une prouesse.

A cette rationalisation s’ajoute la chasse aux coûts dans les usines. L’assemblage représente 10 % du prix de revient de la voiture : « L’objectif est de le baisser de 40 % d’ici à 2030 », indique Arnaud Debœuf, directeur industriel, qui a déjà fait une partie du chemin.

Mais c’est surtout chez les fournisseurs que Carlos Tavares lance, depuis plus d’un an, son offensive. Les pièces achetées aux équipementiers représentent 84 % du coût de la voiture, selon Maxime Picat, le directeur des achats. Pour Carlos Tavares, il n’y a qu’une solution : d’ici à 2028, 80 % des approvisionnements devront venir de pays à bas coût. Stellantis réalise 132 milliards d’euros d’achats par an. Il pousse ses fournisseurs à produire là où ils ont les meilleurs prix, saluant la compétitivité des usines brésiliennes ou du site de Kénitra au Maroc, « déjà au niveau des concurrents chinois ».

Le fruit de ces efforts est déjà spectaculaire, selon Natalie Knight, la directrice financière. Elle estime que Stellantis dépense en moyenne 905 millions d’euros pour développer un modèle là où ses principaux concurrents (Ford, Toyota, Volkswagen, BMW…) ont besoin de 2,6 milliards. Par voiture, Stellantis dépenserait 2 053 euros d’investissement et de recherche et développement, contre 4 217 euros pour les autres.

« J’ai été arrogant »

Faut-il aller plus loin ? « Se demander s’il y a une limite à nos réductions de coûts, c’est comme se demander s’il y a des limites à nos cerveaux. J’assume pleinement cette démarche », insiste Carlos Tavares, qui ne s’estime absolument pas responsable des conséquences politiques des délocalisations à venir et des emplois perdus en France, en Italie ou aux Etats-Unis. « Ce n’est pas moi qu’il faut interroger sur ce sujet, rétorque-t-il, mais les dirigeants politiques et la Commission européenne qui ont pris la décision d’imposer la fin de la vente des voitures thermiques en 2035 sans faire d’étude d’impact. »

La seule limite qu’il reconnaît à sa stratégie est commerciale. Sa part de marché en Amérique du Nord, là où les marges sont les plus élevées, a encore perdu 1,7 % en mai par rapport à mai 2023. Plusieurs dirigeants historiques dans cette région ont choisi de quitter le groupe. « J’ai été arrogant, a reconnu Carlos Tavares, je n’ai pas vu venir les problèmes. » Plusieurs analystes ont salué sa transparence, mais s’interrogent in petto : à force de réduire les coûts ne manque-t-il pas d’yeux pour voir ? L’action Stellantis, qui n’est pourtant pas chère, de l’avis des experts, a dégringolé de 6,7 % dans les trois jours qui ont suivi le capital market day, une chute plus rapide que celle du CAC 40.

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