« le travail de l’ingénieur n’est en réalité qu’un des volets d’une lutte beaucoup plus générale contre les barrières de toute nature qui s’interposent entre les hommes, barrières physiques, bien sûr, mais aussi économiques et sociales »
Etienne Balibar : « L’universel ne rassemble pas, il divise »
Pour l’intellectuel postmarxiste Etienne Balibar, l’universalisme, qu’il soit religieux ou politique, contient une violence intrinsèque.
LE MONDE IDEES | Propos recueillis par Jean Birnbaum
Philosophe de renommée internationale, Etienne Balibar est l’un des rares intellectuels français dont les textes sont traduits et discutés aux Etats-Unis. Il s’interroge ici sur les contradictions qui minent de l’intérieur tout discours à prétention universaliste.
Vous avez récemment publié un livre sur la question de l’universel (« Des Universels », Galilée, 2016). Or cette notion qui semble si familière demeure souvent obscure. Si vous deviez en donner une définition devant des élèves de terminale, vous diriez quoi ?
Je dirais que c’est une valeur qui désigne la possibilité d’être égaux sans être forcément les mêmes, donc d’être citoyens sans devoir être culturellement identiques.
Justement, à notre époque, l’universalisme est parfois associé au consensus, et d’abord à une gauche « bien-pensante », présumée molle et naïve… Or, chez vous, l’universalisme est tout autre chose qu’un idéalisme. A vous lire, tout universalisme est porteur de tension, voire de violence.
D’abord, mon objectif n’est pas de défendre une « position de gauche », mais de débattre de l’universalisme comme d’une question philosophique. Mais, bien sûr, je suis de gauche, or la gauche est traversée par tous les conflits inhérents à la question de l’universel. L’universel ne rassemble pas, il divise. La violence est une possibilité permanente. Mais ce sont les conflits internes que je cherche d’abord à décrire.
Quels sont les principaux ?
Le premier, c’est que l’universalisme s’inscrit toujours dans une civilisation, même s’il cherche des formulations intemporelles. Il a un lieu, des conditions d’existence et une situation d’énonciation. Il hérite de grandes inventions intellectuelles : par exemple, les monothéismes abrahamiques, la notion révolutionnaire des droits de l’homme et du citoyen, qui fonde notre culture démocratique, le multiculturalisme en tant que généralisation d’un certain cosmopolitisme, etc. Je soutiens donc l’idée que les universalismes sont concurrents, de telle sorte que ça n’a pas de sens de parler d’un universalisme absolu.
« Un universalisme qui se constitue n’en remplace jamais complètement un autre, c’est pourquoi les conflits sont susceptibles d’être réactivés »
C’est presque une loi de l’histoire : un universalisme qui se constitue n’en remplace jamais complètement un autre, c’est pourquoi les conflits sont susceptibles d’être réactivés. C’est aussi la raison pour laquelle je trouve Hegel si intéressant, à condition de le lire à rebrousse-poil : il n’a cessé de travailler sur le conflit des universalismes, en particulier le christianisme et les Lumières, en espérant « dépasser » leurs contradictions.
Or, ce que nous observons aujourd’hui, c’est que les universalismes religieux sont plongés dans une crise interminable, tandis que l’universalisme fondé sur les droits de l’homme est entré lui aussi dans une crise profonde. Un universalisme dont la crise n’est pas achevée face à un universalisme dont la crise ne fait que commencer, voilà ce qui, entre autres, explique la violence de la confrontation.
Pour la plupart des gens, « universalisme » est synonyme de rassemblement et de fraternisation. Or, au cœur de l’universalisme, dites-vous, il y a aussi l’exclusion. Qu’est-ce que cela signifie ?
Bien sûr, en théorie, il y a contradiction entre l’idéal universaliste et l’exclusion. Le problème est de comprendre comment ces contraires en arrivent à devenir l’endroit et l’envers d’une même médaille. Ma thèse, c’est que l’exclusion pénètre dans l’universel à la fois par le biais de la communauté et par celui de la normalité.
Quand on institue des communautés qui ont pour raison d’être la promotion de l’universalisme sous certaines formes (empires, Eglises, nations, marchés…), on formule aussi des normes d’appartenance auxquelles les individus doivent se conformer. Si vous prenez l’idée que le christianisme se fait de la communauté, il y a des élus et des damnés.
Et si vous prenez une communauté politique moderne comme celle des droits de l’homme, qui s’est nouée autour de l’idée de nation, ce sont non seulement les étrangers proprement dits qui sont exclus, mais aussi ceux qui ne sont pas de « vrais nationaux » ou qui sont considérés comme inaptes à la citoyenneté active. Bien entendu, c’est l’objet d’une contestation qui fait bouger les frontières. Il n’y a pas si longtemps que les femmes sont électrices, et les ouvriers ne sont toujours pas vraiment éligibles… Mais la question du racisme apporte un degré de conflictualité supplémentaire.
J’avais soutenu autrefois que le racisme moderne est comme l’inscription du refoulé colonial au cœur de la citoyenneté. C’est une face noire de la nation républicaine qui ne cesse de faire retour à la faveur des conflits de la mondialisation. Aujourd’hui même, en France, nous avons l’illustration tragique de cela avec un certain usage de la laïcité. Comme la nation est de plus en plus incertaine de ses valeurs et de ses objectifs, la laïcité se présente de moins en moins comme une garantie de liberté et d’égalité entre les citoyens et s’est mise à fonctionner comme un discours d’exclusion.
« Ce n’est pas l’universalisme en tant que tel qui est violent et exclusif, c’est la combinaison de l’universalisme et de la communauté »
Du reste, ce qu’il y a de commun, ici, avec l’universalisme religieux, c’est que l’argument justifiant l’exclusion consiste presque toujours à dire que les exclus sont ceux qui refusent l’universalisme ou qui sont incapables de le comprendre correctement : « pas de liberté pour les ennemis de la liberté » ou supposés tels. Il y a là une grande constante de l’Occident, mais aussi de l’Orient : ce n’est pas l’universalisme en tant que tel qui est violent et exclusif, c’est la combinaison de l’universalisme et de la communauté. Et comme au fond on ne peut pas l’éviter, il faut trouver le moyen de la civiliser. Tâche politique fondamentale à mes yeux.
Vous allez assez loin dans cette idée, par exemple lorsque vous affirmez que l’universalisme et le racisme ont « la même source »…
Attention, je ne dis pas que l’universalisme en tant que tel est raciste, ni que le racisme est la forme d’universalisme dans laquelle nous vivons. Simplement, je ne veux pas qu’on puisse croire que ce sont là deux choses qui n’ont rien à voir entre elles. Voilà pourquoi nous avons besoin d’apprendre à penser philosophiquement l’impureté des institutions dans lesquelles nous vivons.
La source commune à ces deux contraires que sont l’universalisme et le racisme est l’idée de l’espèce humaine telle qu’elle a été fabriquée par la modernité bourgeoise, dont un représentant par excellence est Kant. Comment Kant peut-il être à la fois le théoricien du respect inconditionnel de la personne humaine et celui de l’inégalité culturelle des races ? Là réside la contradiction la plus profonde, l’énigme même. Or cela tient d’abord à la façon dont il définit le progrès, qui ne consiste pas seulement à poser un horizon pour l’homme en général, mais aussi à ériger certaines caractéristiques de genre, de nationalité ou d’éducation en normes de l’humain.
« L’universalisme peut justifier les discriminations, mais il rend aussi possibles la révolte et l’insurrection »
Même s’il y a des variantes, ce discours est commun aux révolutionnaires français et américains du XVIIIe siècle et aux mouvements d’émancipation sociale du XIXe siècle, sur lesquels nous vivons encore. Mais ce qui est fondamental à mes yeux, c’est qu’un tel universalisme autorise aussi la résistance. Au XVIIIe siècle, la Française Olympe de Gouges et la Britannique Mary Wollstonecraft ont fondé le féminisme politique en proclamant que l’identification de l’universel avec une norme masculine contredit son postulat de l’égale liberté et de l’accès aux droits pour tous et toutes.
On peut donc contester l’universalisme au nom de ses propres principes, comme l’a fait aussi toute une partie du discours anticolonialiste. Voyez Toussaint Louverture et Frantz Fanon, William E. B. Du Bois, Aimé Césaire. C’est l’autre face de la tension qui travaille tout universalisme : il peut justifier les discriminations, mais il rend aussi possibles la révolte et l’insurrection.
Dans votre bel essai intitulé « Saeculum. Culture, religion, idéologie » (Galilée, 2012), vous notez que les chocs les plus violents sont ceux qui opposent non pas un universalisme à un particularisme, mais deux universalismes rivaux. De ce point de vue, le djihadisme est lui-même un universalisme extrêmement agressif. Allez donc discuter de l’universalisme démocratique et de ses contradictions à Rakka, en Syrie !
C’est vrai, les espaces de liberté se réduisent… Dans tous ces pays qui tombent sous la dictature, c’est impossible de penser et de débattre sans risquer sa liberté ou sa vie. Les courriels que je reçois de Turquie en ce moment m’empêchent souvent de dormir. Mais c’est là où je pense qu’il faut faire des distinctions : l’Etat islamique, c’est une variante locale du djihadisme, qui lui-même ne se confond pas avec le fondamentalisme musulman en général. Et a fortiori le fondamentalisme ne se confond pas avec l’islam, profondément divisé entre différents traditionalismes et variétés de modernisme.
Comme en d’autres temps, on constate les ressources idéologiques qu’une dictature peut tirer de la référence à l’absolu, mais c’est l’islam qui est universaliste, ce n’est pas l’Etat islamique. Et c’est l’Etat islamique qui est barbare, non pas l’islam. Reste que l’Etat islamique est un vrai problème pour l’islam. En cette matière, les sensibilités sont tellement à vif qu’il est très difficile de se faire comprendre. Après les attentats de janvier 2015, j’avais écrit une tribune dans libération qui m’a été beaucoup reprochée. Il y avait cette phrase : « Notre sort est entre les mains des musulmans. »
Dans mon esprit, cela ne voulait pas dire : « Musulmans, modernisez-vous d’urgence ou vous êtes foutus et nous avec ! » Cela signifiait que, si la résistance ne vient pas de l’islam lui-même, alors les choses s’aggraveront de manière irréversible. Ce n’était pas une façon de rejeter les responsabilités sur l’autre, qui d’ailleurs est aussi une partie de nous-mêmes. Mais il est vrai que chacun occupe unecertaine place et se trouve donc contraint de parler un certain langage.
Personnellement, bien sûr, j’ai tendance à accorder un privilège au séculier, et on me l’a objecté. Mais comment faire autrement ? Je ne vais pas me transformer en musulman ou en catholique, j’ai été communiste, vous savez, c’est une expérience religieuse très formatrice… C’est pourquoi j’ai aussi écrit qu’il nous faudrait inventer une sorte d’hérésie généralisée, qui rendrait le discours religieux et le discours séculier capables de transgresser leurs propres interdits.
Vous qui avez beaucoup écrit sur l’Europe (« Europe, crise et fin ? », Le Bord de l’eau, 2016) et qui n’hésitez pas à dire « Nous, Européens », quelle est votre réaction quand vous entendez Jean-Luc Mélenchon proclamer que la France est une « nation universaliste » ?
Si je pouvais l’interpeller, je lui dirais que je veux bien accepter ce discours, à condition qu’il soit l’équivalent de « noblesse oblige », c’est-à-dire : « République oblige ». République oblige à un certain universalisme, qui ne peut plus reposer sur l’identification de la République à la nation. Pour demeurer républicaine, il faudrait que la France se dépasse elle-même, qu’elle formule l’idée d’une extension de la citoyenneté au-delà des frontières. Donc, « Français, encore un effort… ».
En ce qui concerne l’Europe, toute la question est de savoir si on peut résoudre les problèmes des Français en dehors d’un ensemble continental. Je suis convaincu que non – et ce, même si l’Europe fait le pire, comme en Grèce. Tout programme reposant sur le renoncement au projet européen est voué à sombrer dans le chauvinisme, si ce n’est dans le trumpisme.
Quand je dis cela, des gens comme mon amie Chantal Mouffe [figure philosophique de la gauche radicale] me tombent dessus et me disent : « Mais sur quelle planète vis-tu ? L’identité nationale est le seul cadre qui permette de défendre les classes populaires contre le capitalisme sauvage ! » Je crois qu’ils se trompent, mais, bien sûr, il faut le prouver. C’est mon point d’honneur : je ne veux renoncer ni à la critique sociale ni à l’internationalisme.
Ce qui est original pour une figure de la gauche postmarxiste comme vous, c’est que vous refusez avec la même énergie la crispation identitaire et ce que vous nommez l’« hybridité sans frontières ». Pour vous, il n’y a pas d’universalisme possible sans conscience identitaire. Tout universalisme est enraciné.
Bien sûr, parce que nous sommes des sujets humains, qui ne pouvons vivre sans nous demander « qui suis-je ? ». Personne ne peut vivre sans identité ou en changer de façon aléatoire, mais l’imposition d’une seule identité n’a jamais été possible non plus sans violence. A mon avis, la théoricienne américaine Judith Butler a raison sur ce point, si on ne confond pas sa parole avec les variantes conformistes du discours queer ou postmoderne, qui affirment qu’on peut changer sans cesse d’identité de façon aléatoire. Et au fond, il s’agit d’une contradiction insurmontable. On peut seulement chercher à l’aménager.
Le philosophe Vincent Descombes a bien montré que la notion d’identité est paradoxale, car on l’attribue aux individus alors qu’elle vise une appartenance. Mais j’ajouterai : on parle de sa propre identité, ou de ce qui la met en relation avec d’autres, soit pour affirmer ce qu’on possède en commun, soit au contraire pour se distinguer, voire se retirer du commun. L’un ne va pas sans l’autre.
La difficulté nouvelle, c’est que nous participons tous aujourd’hui à des communautés multiples dont les critères de reconnaissance ne sont pas interchangeables. C’est pourquoi j’explore une voie pour pluraliser l’universel sans l’édulcorer ou le renverser en une somme de particularismes. Cela consiste à construire des stratégies de traduction généralisée entre les langues, les cultures et les identités, ayant une portée sociale et pas seulement philologique ou littéraire.
Traduction et conflit sont, si vous voulez, les deux pôles dialectiques de mon travail sur la violence de l’universel. Je crois qu’il n’est pas vivable de n’être rien de déterminé, et je reconnais qu’il n’est pas facile d’être plusieurs choses à la fois. Mais ce n’est pas impossible, et il faut même que le plus grand nombre d’entre nous puissent y avoir accès autrement que comme une expérience de dépossession de soi. Le cosmopolitisme dont nous avons besoin exige une certaine forme de malaise identitaire que je me hasarderai à dire actif, ou agissant.
Une fois n'est pas coutume, mes pérégrinations professionnelles m'ont amené à m'occuper de deux projets de téléphériques touristiques au sein du projet de parc naturel régional de Xianju dans la province de Zhenjiang.
Chose assez exceptionnelle dans cette partie de la Chine, il s'agit d'un espace naturel préservé avec des villages non reliés par la route. Au delà du paysage magnifique, le site se prête aux randonnées et il persiste des villages perchés sur la montagne relativement préservé. Le projet de parc naturel national doit essayer de développer le tourisme tout en préservant le site. Compliqué jeu d'équilibriste pour un développement "durable" du site en limitant la pression anthropique sur le milieu. A notre crédit, pour justifier la mise en place de deux projets de téléphériques, les villages sont moribonds en l'absence de dispensaire, école etc... Le site de Shenxianju où se trouve la maison des immortels.
Le site de Gongyu où sont situés les 3 petits villages
"Chronique. Tombant dans le piège tendu par Al-Qaida et l’EI, l’Occident s’est mis à ressembler à Israël : une forteresse assiégée, cherchant des réponses sécuritaires à ses problèmes politiques.
C’est une information passée inaperçue dans le tumulte politique qui gagne l’Europe après avoir submergé les Etats-Unis. Une nouvelle recouverte par le fracas de la guerre qui traverse le Proche-Orient, d’Alep à Mossoul. Et pourtant, cette histoire aurait pu faire la « une » car elle augure de l’avenir de l’Occident, pour le meilleur comme pour le pire.
Comme le révélait Le Monde dans l’édition du 28 novembre, les services de sécurité israéliens ont déjoué, en avril 2016, le projet d’attaque au couteau d’une jeune fille palestinienne de Jénine, avant qu’elle ne tente de passer à l’acte. Une attaque fomentée dans le secret de sa chambre d’adolescente, sans prendre d’ordre ni avertir personne, un projet parfait de « loup solitaire ».
Comment ? En croisant des renseignements humains avec les données de ses connexions Internet, analysées par de puissants algorithmes qui surveillent en permanence la quasi-totalité de la population palestinienne (2 millions sur un total de 2,9 millions de personnes) de Cisjordanie.
C’est une nouvelle considérable et dérisoire à la fois. La cyber-surveillance poussée à son point de sophistication le plus élevé et le refus de se poser la seule question qui vaille : pourquoi une jeune fille pas encore majeure en vient à projeter de poignarder des soldats ou des civils au lieu d’aller en classe ?
Israël a subi la violence terroriste bien avant qu’elle ne frappe les pays occidentaux et c’est pour cela qu’il faut observer de près ce qui s’est passé dans ce pays ces deux dernières décennies – depuis la vague d’attentats-suicides du Hamas au milieu des années 1990, qui a fait dérailler le processus de paix d’Oslo, déjà moribond après l’assassinat du premier ministre Yitzhak Rabin par un extrémiste juif.
Forteresse assiégée
Depuis, Israël n’a eu de cesse de sophistiquer son arsenal technologique et ses moyens militaires dans sa lutte sans fin « contre la terreur », avec un succès réel mais en adoptant une approche essentialiste des Palestiniens, qui chercheraient par nature à tuer les juifs, et au détriment de toute possibilité de règlement politique.
Cette logique a entraîné un cercle vicieux, où chaque nouvelle mesure antiterroriste (le mur de séparation, les checkpoints, les permis de travail, etc.) a suscité la naissance de nouvelles formes de violence. Jusqu’aux plus rudimentaires comme les attaques au couteau.
Dopée par une opinion toujours plus sensible aux questions sécuritaires, la classe politique israélienne a fini par assimiler toute forme de violence à du terrorisme, prônant son éradication totale, dans une quête sans fin du « zéro faille ». Et c’est comme cela que les services de renseignement se retrouvent à surveiller les ordinateurs des adolescentes palestiniennes sans que jamais les politiques réfléchissent à une solution durable.
Tombant dans le piège tendu par Al-Qaida et l’organisation Etat islamique, comme naguère Israël est tombé dans celui du Hamas, l’Occident tout entier s’est mis à ressembler de plus en plus à l’Etat juif : une forteresse assiégée, cherchant des réponses sécuritaires à ses problèmes politiques.
Mais il n’y a pas que dans le domaine de la sécurité qu’Israël a été précurseur : ce fut aussi le cas sur la question des migrants. Dès 2011, le pays a commencé à élever un mur électronique à sa frontière avec l’Egypte pour empêcher les « infiltrations » de candidats africains à l’asile. De fait, Israël est devenu « l’avant-poste » d’un monde occidental qui se voit comme cerné, faible et en décadence face à un monde devenu hostile.
L’éloge de la force plutôt que la force du droit
Le débat sur le « grand remplacement », en vogue dans les milieux de droite et d’extrême droite en Europe mais aussi aux Etats-Unis (où les Latinos tiennent le rôle des communautés arabo-musulmanes de ce côté-ci de l’Atlantique), fait écho à celui sur le caractère juif et/ou démocratique d’Israël : pour protéger la nature juive d’Israël, il faudrait renoncer à certains de ses aspects démocratiques, sous peine d’être englouti sous la masse des Palestiniens, qu’ils soient citoyens ou maintenus sous le joug de l’occupation.
Autrement traduit : pour préserver notre modèle, il faudrait renoncer à certains des aspects de l’Etat de droit, un débat qui a des échos en France depuis l’instauration de l’état d’urgence. L’éloge de la force plutôt que la force du droit. D’où les innombrables attaques contre la Cour suprême et les ONG accusées de « trahison » des intérêts nationaux.
C’est aussi au nom de cette prétendue menace démographique et culturelle, que le discours de la majorité « blanche » s’est tribalisé. La question identitaire a fini par se substituer à toutes les autres, pourtant bien réelles, à commencer par celle des inégalités sociales.
Se souvient-on du « printemps israélien », qui vit des centaines de milliers de manifestants se mobiliser pendant tout l’été 2011 contre la cherté des logements, et plus généralement contre l’érosion méthodique de l’Etat-providence depuis le milieu des années 1990 ? Pourtant, les élections de 2015 ont débouché sur le gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël.
Boucs émissaires
Ici comme là-bas, les pauvres votent non pas pour ceux qui défendent leurs intérêts mais pour ceux qui leur jettent en pâture des boucs émissaires. Outre les Palestiniens, les anciennes élites – essentiellement ashkénazes –, qui ont fondé le pays et ses valeurs, sont devenues l’objet d’un fort ressentiment des « dominés » de la société israélienne : les séfarades, les immigrants russes, etc.
Si la droitisation extrême de la vie politique et de l’opinion israélienne a pu donner l’illusion, ces dernières années, d’un isolement croissant de l’Etat juif par rapport au reste du monde occidental, fatigué de l’impossible règlement du conflit israélo-palestinien, c’est, en réalité, le contraire qui s’est passé : c’est l’Occident qui a rejoint Israël, devenu le symptôme avant-coureur de ce qui l’attend.
C’est pour cela, que malgré son caractère de « basse intensité » et son passage au second plan face au chaos régional, il est essentiel de régler le conflit israélo-palestinien d’une manière réaliste et rationnelle."
"Trois ouvrages qui viennent de paraître proposent de remettre la notion même d’emploi sur le métier. Et si on mesurait son utilité sociale ?
Dans la chaîne absurde des «boulots de merde»
«Boulot de merde» : l’expression est devenue courante dans la bouche de travailleurs, qu’ils soient contraints d’exécuter des tâches inutiles (voire néfastes) pour survivre, ou bien que ce qui devait être un métier sensass se révèle insatisfaisant en raison des conditions dans lesquelles on l’exerce. Boulots de merde, c’est aussi le titre d’un livre des journalistes Julien Brygo et Olivier Cyran, qui tentent de diagnostiquer un certain état du travail en France.
Dans une époque où avoir un travail, peu importe lequel, est considéré comme le principal aboutissement d’une existence, prend-on au moins la peine de se demander : «Quel travail ?». Auteurs de reportages dans Là-bas si j’y suis et le Monde diplomatique, Julien Brygo et Olivier Cyran affirment d’entrée de jeu qu’ils vont dépasser le constat dressé par l’anthropologue David Graeber dans un article, paru en 2013, qui avait installé dans le paysage intellectuel le concept de «bullshit jobs».
Le travail dévoyé
Graeber se contentait de toucher du doigt, sans l’approfondir, la question de l’utilité sociale des métiers. Julien Brygo et Olivier Cyran préfèrent s’inspirer d’une étude britannique commandée par la New Economics Foundation en 2009. Les trois auteures, Eilis Lawlor, Helen Kersley et Susan Steed, tentaient de peser les coûts et les bénéfices des métiers, et envisageaient que leur rémunération soit proportionnelle à leur utilité sociale. Dans cette perspective, un publicitaire, dont le travail conduit à l’endettement, la surconsommation et l’obésité, se révèle bien plus néfaste qu’un agent de nettoyage à l’hôpital, dont le travail permet d’éviter les infections nosocomiales. Partant de quoi, le second pourrait être rémunéré dix fois plus, tandis que le publicitaire pourrait disparaître : le monde ne s’en porterait pas plus mal.
Les reportages de Cyran et Brygo les emmènent pour commencer à un «salon des petits boulots de merde», SoJob de son nom, où ils assistent au show d’un «formateur spécialisé en ressources humaines et en management motivationnel». Beaucoup de mots pour un enseignement, dont son public de galériens est censé se satisfaire : il faut montrer à l’employeur qu’on a envie de décrocher le poste. Même s’il s’agit de se retrouver hôtesse d’accueil dans un palace parisien, comme Léa, 24 ans, payée à faire la plante verte et royalement ignorée par la clientèle huppée du lieu. C’est le début de la chaîne des boulots de merde. A l’autre bout, se trouvent d’autres personnes qui, elles, adorent ce qu’elles font : des conseillers en gestion de portefeuille, qui aident leurs clients à défiscaliser ou à profiter du système actionnarial au terme duquel les salariés sont contraints à plus de productivité. Il faut dire que leur boulot leur rapporte gros. Et puis il y a les gens entre ces extrémités.
A Dunkerque, par exemple, des gens travaillent dans une entreprise d’agents de sécurité chargée d’intercepter les éventuels migrants désireux de rejoindre l’Angleterre. La direction met en avant l’aspect «humaniste» de l’opération, en soulignant que ses employés sont formés aux premiers soins, mais la plupart ne savent pas ce qu’ils font là. Leur patron, lui, se pose moins de questions. Pour lui, l’opération est belle. Les auteurs la résument ainsi : «Recruter des pauvres d’ici pour maltraiter des pauvres de là-bas.»
Tout cela se fait, souvent, avec l’assentiment passif ou actif de l’Etat. A partir de 2007, deux ministres du Travail, Gérard Larcher, puis Eric Woerth, ont tout mis en œuvre, et ce malgré les sanctions du Conseil d’Etat, pour permettre aux sociétés exploitant des préposés à la distribution de prospectus de les payer non pas pour leur temps de travail, mais pour la réalisation de leurs objectifs (inatteignables). On appelle cela la «quantification préalable».
Plus loin, dans l’obsession du «qu’importe le salaire, tant qu’on a l’emploi», il y a le système du service civique, une bonne manière de faire travailler les jeunes sans les rémunérer. Au bout de cette logique, on finit par se retrouver dans un monde où il va désormais falloir payer pour travailler. C’est ce que décrit la journaliste Valérie Segond dans Va-t-on payer pour travailler ? en prenant le cas des jeunes pilotes d’avions de ligne. Dans un secteur en pleine «ryanairisation», il leur faut désormais «payer pour se former, payer pour accéder à l’employeur, payer pour acquérir une expérience et devenir enfin "employable"». Evoquant elle aussi la quantification préalable et les dispositifs dits «d’insertion» qui permettent surtout de contourner le Smic, elle dresse un bilan accablant de la dégradation du travail, au moment où sa «valeur» est vantée.
Course absurde
Mais de quelle valeur parle-t-on ? Car tout nous ramène à ceci : on ne devrait pas avoir à travailler autant. Les technologies ont permis des gains de production qui ont rendu une grande partie du travail inutile. Sauf qu’au lieu d’embrasser le gain de temps ainsi engendré, qui aurait pu bénéficier à toute la société, les responsables politiques se sont échinés, et continuent de le faire, à faire travailler les gens plus et plus longtemps. A tel point que le sociologue Raphaël Liogier, dans un essai intitulé Sans emploi, postule qu’«il n’y a pas de solution au problème du chômage. Tout simplement parce qu’il n’y a pas de problème». Un nom revient dans son livre, comme dans celui de Julien Brygo et Olivier Cyran : André Gorz. En juin 1990, dans un article publié par le Monde diplo, le philosophe actait déjà la situation : «Dans l’ensemble des pays capitalistes d’Europe, on produit trois à quatre fois plus de richesses qu’il y a trente-cinq ans ; cette production n’exige pas trois fois plus d’heures de travail, mais une quantité de travail beaucoup plus faible.» Pour autant, «nous semblons décidés à ignorer que nos efforts d’efficacité, de rationalisation ont pour conséquence principale ce résultat […] de nous libérer du travail, de libérer notre temps, de nous libérer du règne de la rationalité économique elle-même», écrivait-il. Il voyait alors que la société capitaliste investissait un domaine : celui des «services aux personnes». Ainsi, «les deux, ou trois, ou quatre heures passées jusqu’alors à tondre le gazon, à promener le chien, à faire les courses et le ménage, à acheter le journal ou à s’occuper des enfants, ces heures sont transférées, contre paiement, sur un prestataire de services». On proposerait aux gens d’«acheter du travail de serviteur».
Vingt-six ans plus tard, la réalité semble lui donner raison, avec la multiplication des services en ligne permettant de se décharger d’un certain nombre de tâches, dans une économie prônant le «tous entrepreneurs, chacun sa merde». Les livreurs de Take Eat Easy en ont fait l’expérience quand la start-up en redressement judiciaire les a laissés sans payer le mois en cours.
Dans leur livre, Brygo et Cyran racontent aussi comment on a vu réapparaître le métier de cireurs de chaussures, qui ne semblait qu’un lointain souvenir associé aux pires heures du capitalisme triomphant du début du XXe siècle. Pourtant, c’est bien en janvier 2014 que Jean Sarkozy, fils de, vice-président du conseil général des Hauts-de-Seine, a fièrement soutenu l’enseigne Cireurs, qui réunit des auto-entrepreneurs qui se sont lancés dans cette activité. Le conseil général a versé 50 000 euros à cette société au titre de«l’aide à l’économie sociale et solidaire». Il fallait bien dévoyer les mots pour justifier le dévoiement du travail."